Réflexions provisoires sur les conséquences de la crise sanitaire

Vouloir tirer les leçons de la crise sanitaire est d‘autant plus prétentieux que celle-ci n‘est pas terminée.

Tant qu‘il n‘existe pas de traitement efficace, nous en sommes réduits à faire des hypothèses sur l‘efficacité des mesures de distanciation sociale. Pour la plupart des experts, la pandémie va décliner cet été dans l‘hémisphère nord, mais personne ne pense que le virus va brusquement disparaître. Dans le meilleur des cas, il faut se préparer à une vie sociale perturbée jusqu‘au printemps prochain.

De la durée de la crise sanitaire dépendra l‘ampleur de ses conséquences économiques et sociales. Celles-ci seront de toute façon majeures, avec une baisse du PIB de l‘ordre de 10 %, une explosion du chômage et une aggravation massive de l‘endettement. Même si des mesures de relance coordonnée sont prises au niveau européen, il est peu probable que la machine économique redémarre rapidement de manière vigoureuse. Des secteurs de l‘économie (tourisme, transport aérien, cafés et restaurants) vont rester quasiment à l‘arrêt au moins jusqu‘à l‘été. L‘industrie automobile devrait redémarrer, mais elle ne rattrapera pas le retard accumulé au premier semestre. Les conséquences en terme d‘emploi seront de toute évidence considérables.

Des obstacles

La volonté politique de faire redémarrer l‘économie va se heurter à de sérieux obstacles. Obstacles financiers, tout d‘abord : on n‘évitera pas un accroissement massif de la dette publique. Elle devrait atteindre près de 120 % du PIB en fin d‘année, chiffre qui ne signifie pas grand-chose en lui-même, car la soutenabilité de la dette dépend des anticipations de la croissance future. Or, les perspectives de croissance sont très incertaines dans un monde où les contraintes écologiques vont peser de plus en plus lourd. L‘action volontariste de la Banque Centrale Européenne, qui équivaut à une forme de mutualisation de la dette au niveau européen, facilitera les choses, mais elle ne peut résoudre le problème posé par l‘endettement dans une économie dont le taux de croissance est voué à rester faible.

Autre élément d‘interrogation : soumis pendant deux mois à une expérience de sobriété forcée, les consommateurs vont-ils reprendre leurs anciennes habitudes ? Le coup de frein durable sur les voyages et le tourisme sera-t-il compensé par une boulimie d‘achats de biens de consommation ? Rien n‘est moins sûr.

Des réorientations

L‘équation économique s‘annonce d‘autant plus complexe que la crise sanitaire a rendu plus urgent le besoin de remise à niveau des services collectifs. Les politiques de réduction des coûts à l‘hôpital, et peut-être dans d‘autres services publics, seront pour un temps mises sous le boisseau. Plus généralement, l‘orientation libérale de la politique gouvernementale – y compris les grandes réformes des retraites et de l‘assurance chômage – se trouve mise en question. Cette crise manifeste la fin d‘une époque marquée par l‘hégémonie des idées libérales. Dans tous les pays du monde, la même évidence s‘est imposée : l‘économie n‘est qu‘un moyen et ce qui compte le plus n‘a pas de prix. Le simple pragmatisme imposera de réévaluer les impératifs de sécurité nationale au détriment des objectifs de réduction des coûts, ce qui devrait au moins conduire à relocaliser certaines productions. Les pénuries de masques, de respirateurs et de produits pour fabriquer des tests ne s‘oublieront pas de sitôt. Dans les périodes troublées, il faut pouvoir compter sur des approvisionnements sûrs, des institutions résilientes et des services publics fiables.

Quelle cohérence nouvelle ?

Toutes ces réorientations annoncées ou probables ne dessinent pas encore une nouvelle cohérence. Ce qui risque plutôt de se produire, c‘est une exacerbation des tensions entre l‘impératif de relance rapide de la machine économique et la montée d‘aspirations à un changement profond de modèle économique et social. En témoigne le nombre de textes et de déclarations qui demandent que l‘après-crise ne soit pas un simple retour au « monde d‘avant ». Tout le monde a pu constater que les soignants sont bien plus utiles que les traders pour sauver des vies – et il ne faut pas oublier les éboueurs, les caissières et tous les travailleurs qui ont permis à la société de continuer à fonctionner, non sans risque pour leur santé. Dans son discours du 13 avril 2020, le président de la république l‘a implicitement reconnu, citant une phrase célèbre de la Déclaration des droits de l‘homme et du citoyen de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l‘utilité commune. » Le même  homme déclarait en 2015 : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Cette dernière phrase, très choquante, invite les jeunes à se conformer à la loi d‘un système qui fait de l‘argent la mesure de la valeur personnelle. La récente déclaration, en revanche, sous-entend que les rémunérations fixées par le jeu du marché ne reflètent pas l‘utilité commune. À partir de là que fait-on ? Peut-on dissocier les rémunérations de la loi du marché dans une société dont le bon fonctionnement dépend totalement de la croissance marchande ? On ne voit pas encore poindre de réponse convaincante à cette question.

La part de l’écologie

L‘autre terrain de tension prévisible est l‘écologie. Il existe de bonnes raisons pour penser que les dérèglements écologiques ont joué un rôle décisif dans la genèse de la pandémie. Plus largement, la crise sanitaire nous a rappelé notre dépendance à l‘égard de la nature : comme l‘atmosphère ou les océans, les virus font partie d‘un écosystème planétaire qui nous contient et nous contraint. Une autre leçon risque de marquer les esprits : on finit toujours par payer très cher l‘occultation d‘une partie de la réalité. Le virus nous a pris par surprise et nous a trouvés mal préparés à le combattre. Nous risquons d‘être encore plus démunis lorsque les conséquences prévisibles de l‘impasse écologique se feront pleinement sentir. Dans les deux cas, l‘impréparation n‘est pas seulement pratique (les masques, etc.), elle est aussi mentale.

L‘impréparation manifeste de la plupart des pays et la lenteur de leurs premières réactions soulignent une fois de plus la difficulté d‘anticiper concrètement un fait dérangeant qui échappe aux schémas habituels. La destruction de l‘environnement est l‘une des causes de la crise sanitaire ; si nous continuons dans la même voie, elle provoquera d‘autres catastrophes, pour la plupart prévisibles. Nous n‘éviterons pas la récurrence des épidémies, les inondations, la submersion des côtes, les sécheresses, les famines, la désertification de vastes territoires, la disparition de nombreuses espèces animales et végétales, la défiguration de paysages que nous aimons tant, avec pour conséquence certaine des migrations massives. Nous allons être confrontés à des désastres humanitaires et à des dégradations de la nature que nous ressentirons comme d‘immenses pertes. Ce ne sera sans doute pas la fin du monde que certains annoncent, mais les sociétés seront mises à rude épreuve.

La pression du court-terme

Ces constats devraient logiquement donner plus de poids au souci de l‘environnement, et plusieurs ministres et membres de la majorité se sont exprimés en ce sens. Mais cette volonté de verdissement de la politique de relance risque de se heurter au souci de ne pas compliquer la vie des entreprises. Les milieux patronaux ont déjà fait savoir qu‘ils ne se contenteraient pas de demander des aides financières : ils s‘efforceront aussi d‘obtenir un allègement de certaines contraintes réglementaires, la possibilité d‘allonger le temps de travail et le report de certaines mesures environnementales. Le poids du court terme sera d‘autant plus fort que le contexte géopolitique sera marqué par une concurrence accrue entre les grandes puissances et de fortes tensions au sein même de l‘Europe. C‘est d‘autant plus décevant que l‘on aurait pu s‘attendre à ce que la gravité de la crise sanitaire incite les pays à faire preuve de solidarité et à mettre l‘accent sur la coopération.

Des changements durables ?

Malgré ces contradictions, certains changements pourraient s‘avérer durables. Ainsi, le développement du télétravail. C‘est a priori une bonne nouvelle pour l‘environnement, même si l‘empreinte écologique de l‘informatique est loin d‘être négligeable. D’une manière générale, la crainte de la contagion laissera des traces sur les comportements de mobilité. Tant que dure la pandémie, les
transports collectifs vont souffrir, comme le transport aérien, des contraintes sanitaires. Mais on peut espérer que le vélo prendra au moins partiellement le relais. C‘est du moins l‘objectif que poursuivent les municipalités en créant de nouvelles pistes cyclables. Peut-être est-ce dans les têtes que les changements les importants vont se passer. La leçon que l‘on retiendra de la pandémie, c‘est que notre prospérité est fragile.

Nous pouvons être contraints par la nature de renoncer à des acquis qui nous paraissaient irréversibles. Et la vraie promesse de transformation de la société pourrait venir de la redécouverte par chacun de la nécessité de cultiver l‘esprit coopératif et le sens de la gratuité. Sans qu‘il faille idéaliser une réalité qui a sa part d‘ombre – escrocs, petits profiteurs, réactions de défiance et d‘égoïsme mesquin – les belles actions ne manquent pas : seniors mobilisés pour faire l‘école à distance aux enfants confinés, étudiants volontaires pour des tâches d‘intérêt collectif, médecins de ville prêtant main forte à leurs collègues hospitaliers, coopérations inédites dans le monde de la recherche, mise à disposition gratuite de ressources numériques, etc. La crise sanitaire a révélé un potentiel de contribution volontaire à la vie commune qui pourrait être mis à profit pour développer des activités non monétaires – associations, bénévolat, volontariat ou économie collaborative – dont le rôle ne peut qu‘augmenter dans une économie de post-croissance écologiquement soutenable.