Haïti, vers une crise humanitaire ?
La crise politique engendre une crise humanitaire sans pareil, les droits humains sont en grave danger.
La population haïtienne compte plus de 12 millions d’habitants répartis sur les dix départements du pays. Indépendant depuis 1804, les 3 siècles d’esclavage et de colonisation brutale continuent de marquer la culture et les mentalités. Pendant plus d’un siècle, Haïti a payé la dette de l’indépendance à la France et les dépenses des occupants américains débarqués en 1915 et elle subit encore les politiques néolibérales de pays étrangers. Le pays se trouve coincé avec des politiques dévastatrices qui l’empêchent de se relever. La misère et le manque de services de base à la population provoquent de l’éclatement à chaque instant. Haïti se cherche constamment.
La population se trouve dans une situation politique, économique et sociale extrêmement compliquée surtout à Port-au-Prince et dans l’Artibonite. Depuis avril 2024, le pays est dirigé par une équipe de transition ayant dans son agenda le rétablissement de la sécurité et l’organisation des élections. Mais huit mois plus tard, rien n’est clair sur le devenir du pays. Les autorités parlent de tout sauf de comment en finir avec les gangs qui ravagent le pays, comment permettre aux déplacés de regagner leurs maisons et soulager leur misère et comment faciliter la libre circulation dans tout le pays. Au contraire, nous avons l’impression que cette équipe utilise des stratagèmes pour perdurer au pouvoir et se remplir les poches sans résoudre les problèmes cruciaux. La politique constitue le lieu par excellence de lutte pour des intérêts mesquins sur fond de vaines promesses et de propagande. La justice est emprisonnée entre les pouvoirs exécutif et législatif. Depuis 2020, il n’y a plus de parlementaires ni de sénateurs. L’inaction et la faiblesse institutionnelle de l’État, tout comme le manque de vision et de volonté politique, aggravent la situation du pays.
L’apport économique de la diaspora reste important : les transferts d’argent dépassent la totalité de l’aide internationale au pays. Cela n’empêche que beaucoup de nationaux continuent de migrer vers d’autres pays à la recherche d’un mieux-être qui bien souvent qui tourne au drame : la prison ou la déportation comme pour des milliers de gens aux États-Unis. Et la République Dominicaine continue de rapatrier et déporter des gens en dehors de tout cadre légal et humain, soixante et onze mille en un mois. Les classes moyennes ont disparu à cause des luttes politiques, des kidnappings et de la criminalité.
Ce qui se passe à Port-au-Prince a de graves répercussions sur les villes de province. Les gangs armés contrôlent une bonne partie du Bas Artibonite qui autrefois était une zone de grande production agricole. Les paysans sont chassés et ne peuvent plus travailler leur lopin de terre.
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Des milliers de gens se voient chassés de leurs maisons par des groupes armés. Les gens de la zone métropolitaine sont obligés de se déplacer régulièrement afin de fuir les balles assassines des gangs qui, après les avoir dépouillés, pillent et brûlent leurs maisons. Ces personnes-là vivent dans la pire précarité sur les places publiques, dans des établissements scolaires, chez un parent ou un ami ou dans des camps. Plus de six millions de personnes sont menacées en permanence par la faim et la malnutrition avec plus de huit cent mille déplacés internes forcés sous les yeux complices des autorités qui ne font presque rien pour faire cesser cette violence. De janvier à aujourd’hui près de cinq mille personnes ont été assassinées par des bandits armés. Sans oublier les blessés et les sans-abris.
Sur les douze derniers mois, le pays s’est fermé à deux reprises. D’abord en février 2024 pendant quatre mois où toutes les activités ont été quasiment bloquées. Puis à partir du 18 novembre 2024, où on a tiré sur des avions à l’aéroport de Port-au-Prince. Depuis lors, le pays est isolé du monde. Les compagnies aériennes ont suspendu leurs vols sur Port-au-Prince.
En réalité, les gangs font couler le sang de la population pour leurs propres intérêts. Ils agissent comme des mercenaires pour soutirer de l’argent et se procurer des armes pour exécuter leurs forfaits à leur profit ou au profit des groupes de mafias qui s’organisent pour détruire le pays. De plus en plus, nous comprenons que les bandits agissent comme des terroristes. Ils ne sont pas seuls. Ils ont des connexions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Notons que plus d’un millier de personnes ont été kidnappées. Certaines ont dû payer une rançon pour être libérées. On ne peut pas compter les personnes qui ont disparu durant les deux dernières années.
Ainsi, le droit à la vie est constamment menacé par l’insécurité, tout comme le droit à la santé. En permanence, le droit à un logement digne, le droit au travail, le droit à l’identité, le droit à vivre dans un environnement sain, le droit de vivre avec un niveau de vie suffisant sont bafoués. Le dysfonctionnement du système judiciaire aggrave la situation des gens, notamment ceux en détention préventive, sans compter la condition de vie infrahumaine réservée aux milliers de détenus dans les centres carcéraux.
Les défis sont énormes pour les Haïtiens aujourd’hui. Il faut :
- trouver une solution au problème de l’insécurité. C’est le problème numéro un du pays actuellement. La population vit dans une désolation totale. La circulation des personnes et des biens est impossible depuis des années.
- exiger des autorités qu’elles prennent leurs responsabilités pour que la justice et le respect des droits humains fassent enfin partie de leurs priorités. Concrètement, elles devraient renforcer les institutions régaliennes en leur donnant les moyens nécessaires pour remplir leur mission pour le plus grand bien de la population haïtienne.
- faire valoir le droit à l’assistance judiciaire. Le plaidoyer pour la réforme de la justice doit continuer sur ces différents aspects : l’indépendance du pouvoir judiciaire, le respect des droits humains dans la chaîne pénale et l’accessibilité à la justice.
- avoir les ressources et moyens permettant de répondre aux demandes d’accompagnement de la population haïtienne en général et des victimes de violations des droits humains en particulier sur tout le pays.
Par-dessus tout, le pays a des potentiels et des atouts locaux même si nous sommes toujours à la recherche de la cohésion sociale et d’un renforcement organisationnel, ainsi que de connaissances et de bonnes pratiques locales dans la perspective des changements souhaités qui pourront amener de meilleures conditions de vie.
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Les évêques d’Haïti ont adressé le 28 novembre dernier un message d’encouragement aux chrétiens et à toutes les personnes de bonne volonté à la veille de Noël : « … nous, les évêques catholiques d’Haïti, avions exprimé récemment comment ce qui se passe dans le pays nous trouble et nous fait mal. Aujourd’hui encore nous lançons un appel à vous tous frères et sœurs pour vous dire : notre pays est en danger. Notre situation est grave. Devant tous ces malheurs qui menacent notre pays, tous les acteurs dans la société doivent dépasser leurs divisions et conflits pour sauver le pays. C’est pourquoi nous demandons :
- À ceux qui détiennent des armes et qui tuent, pillent, violent, brûlent et poussent les gens à quitter leurs maisons, de cesser ces actes odieux…
- À ceux qui sont tapis dans l’ombre et qui fournissent des armes et des munitions en cachette, de cesser d’alimenter cette violence aveugle qui ensanglante quotidiennement notre société.
- Aux autorités de l’État, de chercher à travailler dans l’intérêt de tous au lieu de servir vos propres intérêts et ceux de vos partis… bloquez les trafics des armes et des munitions illégales qui entrent dans le pays. Finissez-en avec le problème de l’insécurité en cherchant les moyens efficaces pour désarmer les enfants, jeunes et adultes pris dans la spirale de la violence. Répondez en toute urgence aux besoins des déplacés. Rendez justice aux nombreuses victimes. Rétablissez l’ordre et la paix.
- À la communauté internationale, rappelez-vous vos promesses et engagements pour aider Haïti à sortir des bas-fonds de la violence et de l’isolement où il se trouve. Faites tout ce que vous pouvez pour que les armes et munitions illégales cessent d’entrer dans le pays. La population livrée à elle-même doit pouvoir compter sur la solidarité effective des autres nations.
- Vous tous, hommes et femmes du pays, nous vous disons malgré cette situation calamiteuse : continuez à marcher sans vous décourager. Devenez tous des témoins d’espérance. Chaque Haïtien, chaque Haïtienne, quelle que soit sa condition, a un rôle à jouer dans la transformation de notre pays. Nous vous exhortons donc à cultiver la paix dans vos familles et communautés. Impliquez-vous dans les initiatives de solidarité, d’éducation et de sensibilisation à la paix…
- La fête de Noël nous rappelle que Dieu s’est fait l’un de nous. Ainsi, Dieu élève d’une façon à nulle autre pareille la dignité de chaque vie humaine. Sachons donc l’aimer en chacun de nos frères et chacune de nos sœurs. La volonté de Dieu est que nous cherchions à « tout faire pour que chacun retrouve la force et la certitude de regarder l’avenir avec un esprit ouvert, un cœur confiant et une intelligence clairvoyante » dit le pape François. C’est ce à quoi nous invite le temps de l’Avent qui nous met également en route vers le grand Jubilé 2025 ».
La Commission épiscopale nationale Justice et Paix promeut la défense des droits humains et la construction de la paix en Haïti. Elle cherche des moyens pour subvenir aux besoins des familles déplacées qui ont perdu tout ce qu’elles avaient. Nombre d’entre elles n’ont pas de revenus car elles n’ont pas d’emploi. Beaucoup d’enfants ne peuvent pas aller à l’école cette année. Beaucoup d’établissements sont fermés ou détruits ou encore utilisés pour abriter des familles déplacées. Pour surmonter les situations terribles que vit le peuple haïtien, la solidarité agissante de tous et de toutes est plus que nécessaire.
par Jocelyne Colas, Directrice Exécutive, Commission épiscopale nationale, Justice et Paix (CE-JILAP) en Haïti