Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

En ce jour de l’Annonciation, les cloches de toutes les églises ont sonné pour manifester notre fraternité, comme chrétiens, mais aussi comme membres de la famille humaine ; et nous avons allumé une bougie en signe d’espérance.

 

Il n’est pas facile d’écrire ces quelques lignes qui ne seront lues que dans une dizaine de jours pendant que les évènements et les drames se succèdent. Alors prenons simplement cinq mots : la peur, l’incertitude, l’inégalité, l’éthique et la solidarité, et réfléchissons à partir d’eux.

La peur

d’abord vis-à-vis de notre propre mort ou de ceux que nous aimons, une mort qui a cessé d’être une idée abstraite ou à priori lointaine pour devenir peut-être toute proche. Peur aussi qu’éprouvent tous les soignants en première ligne, mais aussi tous ceux qui rendent possible la vie de notre pays, tous ces invisibles qui nous permettent malgré le confinement de vivre. Peur en allant travailler, peur de revenir malade et de risquer de contaminer ceux que l’on aime, peur pour les plus âgés, les plus vulnérables.

L’incertitude

nous sommes confrontés à nos limites et nous n’avons aucune visibilité sur l’avenir même proche. Tous les temps sont incertains, mais notre mode de vie avait écarté l’incertitude comme condition de notre pensée et de notre vie. Partout la rationalité, marchande, financière managériale était devenue elle-même et à elle seule légitimante. A présent, le pouvoir politique doit prendre des décisions dans un domaine inconnu, non prévu, difficile modéliser en algorithmes .Incertitudes donc sur les moyens qu’il faut utiliser, sur les libertés individuelles qui doivent, ou non, être suspendues, sur la proportionnalité des mesures, sur l’équité et la transparence des choix.

L’inégalité

dans nos conditions de confinement, entre ceux qui sont en famille et ceux qui sont seuls, entre ceux qui sont en institutions semi fermées ou fermées, isolés, handicapés, immigrés, vulnérables et les autres. Entre ceux qui peuvent télé-travailler et ceux qui doivent se rendre sur leurs lieux de travail, entre ceux qui risquent leur vie en soignant et ceux qui sont simplement confinés. Entre nos pays, confrontés à une catastrophe sanitaire, sociale et économique mais qui disposent d’infiniment plus de ressources que les pays du Proche ou du Moyen Orient, d’Afrique ou d’Asie dont les modes de vie collectifs et les infrastructures sanitaires sont autant de fragilités vis-à-vis du Covid19.

L’éthique

« in dubio, pro malo » (dans le doute, envisage le pire) disait Hans Jonas. Nous sommes dans le domaine de l’ambigu et de son règne, ne risquons-nous pas de faire le mal en voulant bien faire et faire le bien ? Nous entrons dans un temps où ce ne sont plus seulement les critères médicaux qui déterminent les choix, mais où nous devons agir en fonction de la carence en ressources de santé. Comment faire en sorte que les arbitrages rendus nécessaires relèvent de procédures incontestables, qui se soucient de la dignité des personnes et de la justice et qui n’aient pas à être assumées seulement par les personnels soignants ?

La solidarité

apprendre à être moins individualistes, promouvoir les valeurs d’entraide, de responsabilité, de fraternité, retrouver les gestes de proximité, changer la vision de la société comme le rapport au monde, à la technique, au progrès. Savoir œuvrer pour le bien commun et non pas seulement pour ses propres intérêts, être prêts à aider les autres les proches d’abord mais les plus lointains, les étrangers. Elargir cette solidarité aux autres pays, redécouvrir que le don enrichit autant celui qui le fait que celui qui le reçoit, et puis espérer !

 

Ce qui m’étonne dit Dieu, c’est l’espérance

Et je n’en reviens pas,

 Cette petite fille espérance

Immortelle…..

Car la foi ne voit que ce qui est

Et elle, elle voit ce qui sera.

La charité n’aime que ce qui est

Et elle, elle aime ce qui sera.     

 

Charles Péguy

La « culture du déchet » : Les réflexions de Laudato Si’.

Depuis plus de 20 ans, Justice et Paix France conduit une réflexion éthique et théologique, quant au défi écologique. Ces travaux, en lien avec le Service Famille et Société de la Conférence des évêques de France, ont donné lieu à plusieurs publications [1]. Mais, tant dans la société que dans le monde catholique, leur réception demeurait faible. L’année 2015 a été décisive dans la prise de conscience des enjeux – l’avenir de la vie sur notre terre – avec l’encyclique Laudato si’ du pape François, puis la COP 21 à Paris.

La réception de Laudato si’ (LS) a largement débordé les cercles ecclésiaux. La maîtrise des dossiers écologiques a été remarquée – même si l’encyclique n’avait pas l’ambition d’en livrer un panorama exhaustif – ainsi que l’apport spécifique du message : la mobilisation de ressources éthiques et spirituelles pour promouvoir et soutenir les nécessaires changements de modes de vie, une vraie conversion. L’accent mis sur le dialogue valorise la contribution de partenaires fort différents, au plan socio-économique, éthique et religieux. Un engagement pour « la sauvegarde de la maison commune » (sous titre de l’encyclique) suppose un respect mutuel, accordé au respect envers notre monde.

Un axe de travail, deux points d’attention

Ne pas se concentrer sur le seul changement climatique, mais prendre en compte d’autres dimensions, notamment l’accès aux ressources vitales (ex. l’eau). Et ne pas être polarisé par le seul aspect technique des problèmes : il faut s’interroger sur nos représentations de l’humanité, des autres vivants, des ressources et des objets. Tout cela met en jeu notre désir (que considérons-nous comme « bien » ?), notre engagement spirituel (qu’est-ce qui « vaut » vraiment pour notre vie ?). Dans le cadre de Justice et Paix France, l’Observatoire de la transition écologique retient un axe de travail peu considéré : la « culture du déchet », récurrente dans l’encyclique, faisant l’hypothèse que cette recherche dialogale est propice à l’apprentissage de nouveaux modes de vie.

Une approche originale

Selon une formule récurrente – « tout est lié ! » – l’encyclique souligne « l’intime relation entre les pauvres et la fragilité de la planète, (…) la culture du déchet et la proposition d’un nouveau style de vie » (LS 16). Il ne s’agit pas seulement des déchets : est en jeu une manière de considérer le monde, qui induit des attitudes et des pratiques. Aussi faut-il « considérer la pollution produite par les déchets, y compris les ordures dangereuses présentes dans les différents milieux (…) La terre, notre maison commune, semble se transformer toujours davantage en un immense dépotoir » (LS 21). Et d’en élargir aussitôt l’interprétation : « Ces problèmes sont intimement liés à la culture du déchet, qui affecte aussi bien les personnes exclues que les choses, vite transformées en ordures » (LS 22). Cette approche interroge un type de regard porté sur les choses et les êtres, et les comportements induits [2].

Des termes éloquents

Ordure : souvent une injure ! Cela évoque ce qui souille et répugne, est à rejeter, à oublier. Pour valoriser la pureté ? Mais à quel prix ? L’encyclique nous alerte : nous risquons de considérer choses, êtres vivants, humains, comme des ordures, dont il faut se tenir éloigné, pour ne pas être souillé, contaminé. Pour des raisons de santé physique et morale ? Le déchet est ce qui tombe (déchoit) d’une matière que l’on travaille, paraissant sale, encombrant, dangereux : le résidu est jeté pour ne plus le voir. La même représentation mentale joue envers certains humains. Le principe moral utilitariste, dans sa forme la plus radicale, légitime l’exclusion de personnes vues comme inutiles, encombrantes, dangereuses. L’approche en termes de « culture du déchet » questionne nos pratiques, les enjeux mortifères de notre civilisation, quand elle associe objets et sujets dans un processus analogue : prendre et jeter [3]. L’encyclique invite à un usage intelligent de biens : considérer le déchet comme ressource, dans un modèle circulaire de production ; l’encombrant est réutilisé. Le recyclage renforce les relations entre acteurs, tous gagnants ; le profit n’est pas la seule motivation. Le premier acte écologique ? Moins consommer, selon la valeur éthique et spirituelle de la sobriété. Laudato si’ travaille les motivations d’un tel rapport économe aux biens.

 

Une question de justice sociale

L’encyclique dénonce le « consumérisme extrême » : « une minorité se croit le droit de consommer dans une proportion qu’il serait impossible de généraliser, parce que la planète ne pourrait même pas contenir les déchets d’une telle consommation » (LS 50). L’effet négatif est mesuré par l’évaluation de « l’empreinte écologique »[4]. En termes de justice sociale, il n’est pas équivalent selon les populations ; l’encyclique évoque une « dette écologique » : le réchauffement climatique affecte en premier les plus pauvres, alors que leur contribution au dérèglement est faible ; des déchets toxiques et polluants y sont exportés, des entreprises y pratiquent des activités dangereuses, interdites ailleurs (LS 51).

Un éclairage biblique

La promesse biblique de l’alliance vise les relations avec Dieu, entre humains, avec les autres vivants et l’ensemble de lacréation. Certes, la Bible s’intéresse d’abord à la personne
humaine, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1, 26) : « chacun de nous est voulu, chacun est aimé, chacun est nécessaire » (LS 65) ; mais au-delà d’un certain anthropocentrisme, «chaque créature possède sa bonté et sa perfection propres (…) les différentes créatures, voulues en leur être propre, reflètent, chacune à sa façon, un rayon de la sagesse et de la bonté infinies de Dieu » (Catéchisme de l’Église catholique n° 339). Création dit plus que nature, « avec unprojet de l’amour de Dieu dans lequel chaque créature a une valeur et une signification. La nature s’entend
d’habitude comme un système qui s’analyse, se comprend et se gère, mais la création peut seulement être comprise comme un don qui surgit de la main ouverte du Père de tous, comme une réalité illuminée par l’amour qui nous appelle à une communion universelle » (LS 76); « la création est de l’ordre de l’amour » (LS 77).

Ainsi, le sujet humain n’est pas réductible à un objet. Les autres vivants ne sont pas de purs objets (LS 81-82) ; « le sol, l’eau, les montagnes, tout est caresse de Dieu » (LS 84). « La fin ultime des autres créatures, ce n’est pas nous. Mais elles avancent toutes, avec nous et par nous, jusqu’au terme commun qui est Dieu, dans une plénitude transcendante où le Christ ressuscité embrasse et illumine tout ; car l’être humain, doué d’intelligence et d’amour, attiré par la plénitude du Christ, est appelé à reconduire toutes les créatures à leur Créateur » (LS 83). L’entière création marche vers son accomplissement eschatologique.

Une conversion nécessaire et urgente

L’encyclique pointe les causes du dévoiement des relations, du désaveu de l’alliance, dénonçant le « paradigme technocratique, homogène et unidimensionnel », qui laisse croire que tout accroissement de pouvoir est un progrès (LS 105). La dimension spirituelle se manifeste notamment dans une démarche contemplative : « Prêter attention à la beauté, et l’aimer, nous aide à sortir du pragmatisme utilitariste. Quand quelqu’un n’apprend pas à s’arrêter pour observer et pour évaluer ce qui est beau, il n’est pas étonnant que tout devienne pour lui objet d’usage et d’abus sans scrupule » (LS 215).

Une méthode de travail

Notre Observatoire s’engage pour trois ans à réfléchir sur « la culture du déchet ». Sur la gestion de ce qui est mis au rebut, nous collectons d’abord informations et réflexions politiques, économiques, sociales, éthiques et spirituelles. Le travail s’enracine dans les territoires et le dialogue avec des acteurs de terrain (ainsi, récemment, à Poitiers). Des échos à l’avancée des travaux seront régulièrement donnés, en vue d’une publication de synthèse. Un colloque, avec d’autres partenaires, est envisagé.

 

1 Notre mode de vie est-il durable ? Nouvel horizon de la responsabilité, Karthala, 2005 ; Mobilité durable, Bouger moins pour être plus présent, (édition interne à Justice et Paix) ; Oser un nouveau développement. Au-delà de la croissance et de la décroissance, Bayard, 2010. Service National Famille et Société : Nouveaux modes de vie ? L’appel de Laudato si’, Bayard, Cerf, Mame, 2017 ; Elena Lasida (dir.), Parler de la Création après Laudato si’, Bayard, 2020.

2 Pape François, exhortation apostolique Querida Amazonia (2 février 2020) : « L’Amazonie a été présentée comme un vide énorme dont il fallait s’occuper, comme une richesse brute à exploiter, comme une immensité sauvage à domestiquer. Tout cela avec un regard qui ne reconnaissait pas les droits des peuples autochtones, ou simplement les ignorait comme s’ils n’existaient pas, ou comme si ces terres qu’ils habitent ne leur appartenaient pas. Même dans les programmes éducatifs des enfants et des jeunes, les indigènes ont été vus comme des intrus ou des usurpateurs. Leurs vies, leurs inquiétudes, leurs manières de lutter et de survivre n’importaient pas, et on les considérait plus comme un obstacle dont il fallait se débarrasser que comme des êtres humains ayant la même dignité que tout un chacun, et avec des droits acquis. »

3 Voir pape François, exhortation apostolique Evangelii gaudium, 2013 : « On considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et jeter. Nous avons mis en route la culture du « déchet », culture qui est même promue. Il ne s’agit plus simplement du phénomène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec l’exclusion, est touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit – on ne se situe plus alors dans les bas-fonds, ni dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est en-dehors. Les exclus ne sont pas des « exploités », mais des déchets, des ‘restes’ » (EG 53).

4 Cf. Les travaux menés par Global Footprint Network : l’impact actuel de l’ensemble de l’humanité sur la nature est tel qu’il faudrait disposer de 1,7 Terre pour fournir les ressources et assimiler les déchets.