Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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Le scandale des « Panama Papers » qui a éclaté le 4 avril 2016 a, une nouvelle fois, mis en lumière le scandale des paradis fiscaux.

Les montants y transitant sont des manques à gagner qui pourraient servir à des politiques publiques. En France, l’équivalent du budget de l’Education Nationale manque ainsi chaque année dans les caisses de l’Etat du fait de l’évasion fiscale. C’est encore plus criant dans les pays en développement qui sont de 30% plus touchés par ces pratiques que les pays de l’OCDE.

Des banques facilitatrices de l’évasion fiscale des clients ?

Cet énième scandale confirme une des hypothèses avancées par le rapport « En quête de transparence : Sur la piste des banques françaises dans les paradis fiscaux », publié le 16 mars dernier par le CCFD-Terre Solidaire, Oxfam France et le Secours Catholique-Caritas France, en partenariat avec la Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires.  Les banques sont présentes dans les paradis fiscaux, notamment pour faciliter l’évasion fiscale de leurs clients.
Les données publiées à ce jour ne permettent pas de mesurer l’activité bancaire réalisée pour les clients. Il est donc nécessaire de compléter le « reporting » par, d’une part des données permettant de mesurer les activités réalisées pour les clients, comme le nombre de comptes bancaires ouverts ou l’encours d’épargne par filiale et, d’autre part, la connaissance des propriétaires réels des comptes.

Des activités risquées

Ce rapport sur la présence des banques dans les paradis fiscaux a également mis en avant la possibilité pour les banques de réaliser des activités spéculatives risquées et lucratives, en les localisant dans les paradis fiscaux pour éviter de respecter les règles prudentielles en vigueur sur les marchés financiers réglementés. Le recours à des « paradis réglementaires » ferait ainsi peser un risque important sur la stabilité économique mondiale. C’est en mesurant les performances réalisées (productivité par employé, part du profit dans le chiffre d’affaires) par les banques françaises dans certains territoires comme l’Irlande, les Iles Caïman ou le Luxembourg, en les comparant avec les performances réalisées dans des territoires classiques (non paradis fiscaux) et en analysant les activités spécifiques réalisées (financement structuré, titrisation, banques d’investissement et de marchés,…) que l’on se rend compte que les activités risquées à fort effet de levier sont réalisées dans les paradis fiscaux. Il convient donc de compléter le reporting par des données plus précises par activité à l’intérieur des territoires. Il faut également pour cela définir une typologie uniforme des activités pour l’ensemble des banques ; par exemple, la Société Générale retient moins de 10 types d’activités et la BPCE plus de 80.

Etendre la transparence à toutes les grandes entreprises

Si l’obligation de publication, pays par pays, est en vigueur pour les banques depuis trois ans, elle n’a malheureusement toujours pas été étendue à l’ensemble des grandes entreprises, et ce, malgré de nombreuses opportunités législatives ces dernières années. Dernière occasion manquée en avril 2016 : la proposition de directive européenne sur la transparence des multinationales, qui ne prévoit la publication de données que pour les pays de l’Union Européenne et pour des paradis fiscaux dont la liste reste à définir. On peut craindre qu’il manque à cette liste des territoires comme la Suisse ou certaines dépendances du Royaume-Uni, ainsi que les paradis fiscaux internes aux Etats-Unis comme le Delaware. De plus, la proposition ne concerne que les très grandes entreprises, ce qui exclut environ 80% des entreprises européennes ayant des activités internationales.
Seule une pression forte de la part des citoyens et des eurodéputés pourra permettre d’obtenir une transparence totale et étendue à toutes les multinationales durant la négociation entre la Commission européenne, les Etats membres et le Parlement européen.

Transparence, lutte contre la corruption, modernisation de la vie économique

La France a, elle, une dernière occasion de montrer l’exemple avant les élections de 2017, en intégrant l’obligation pour les grandes entreprises de la publication pays par pays dans le projet de loi « relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique », en cours d’examen au Parlement. La France avait ouvert la voie en 2013 pour les banques ; il est nécessaire qu’elle le fasse à nouveau pour faciliter l’adoption de cette obligation au niveau européen. Le projet de loi comporte également des mesures pour lutter efficacement contre l’évasion fiscale, la corruption et pour promouvoir l’encadrement des lobbies et la protection des lanceurs d’alerte.

« Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs. » (Saint Jean Chrysostome)

A savoir

L’enseignement social est constitué par l’ensemble des documents produits par les papes (une vingtaine d’encycliques et d’exhortations); ceux d’avant 2004 ont été rassemblés pour la plupart dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise (CDS), mais aussi dans le Catéchisme de l’Eglise catholique (n° 2419-2425). Il porte sur des sujets de société comme le travail, les droits de l’homme, le développement, la famille, la communauté internationale, la paix… Les textes produits par d’autres institutions de l’Eglise (par exemple du Conseil Pontifical Justice et Paix ou les interventions des ambassadeurs du Vatican auprès des organisations internationales) contribuent aussi à cette doctrine.

Un cadre L’enseignement social (ou doctrine sociale) essaie, à partir de l’Evangile et de la Tradition, de donner un cadre et non des solutions techniques pour penser en chrétiens les défis de la société et les questions auxquelles sont affrontés les croyants dans leur vie sociale, économique et politique. Cet apport de l’Eglise donne des éléments pour participer aux débats qui permettent la construction d’une société plus juste et plus fraternelle. Elle est à la rencontre « de la vie et de la conscience chrétienne avec les situations du monde » (CDS, 73).

Pastorale sociale A travers ce corpus inauguré en 1891 par l’encyclique Rerum Novarum et en constante actualisation avec les encycliques de Benoit XVI et les déclarations du pape François sur la justice sont nées différentes notions qui constituent des principes susceptibles d’éclairer, non seulement des analyses, mais d’inventer des pratiques qui sont inspirées par la foi : le bien commun et le principe de subsidiarité, l’option préférentielle pour les pauvres, la destination universelle des biens, les structures de péché1, la solidarité, la sauvegarde de l’environnement…

C’est ainsi que l’Eglise, forte de son expertise en humanité, se propose d’aider les humains à progresser vers le salut ; l’enseignement social participe à la pastorale sociale de l’Eglise.

Dignité de la personne. Développement des pays pauvres La place de la finance dans ce corpus n’est pas très développée à cause de son aspect technique, mais on trouve des éléments dans Sollicitudo rei socialis (1987). Benoit XVI a donné divers éclairages en ce domaine dans ses lettres du 1er janvier (en particulier celle de 2013) et dans les encycliques Deus caritas est et Caritas in veritate et le pape François dans Evangelii gaudium (55-58).

Les principaux thèmes abordés par l’Eglise en matière de finance concernent la priorité de la dignité de la personne, en particulier des travailleurs, et le développement des nations les plus pauvres ; la finance doit être au service de ces objectifs et non pas être un instrument d’enrichissement de quelques-uns au détriment du bien de tous.

L’Eglise rappelle que l’argent peut devenir une idole qui détruit l’humain et qu’on ne doit pas se mettre à son service. L’Eglise appelle à une vigilance face à la mondialisation de la finance (CDS 368-372) quant à sa déconnexion avec l’économie réelle et sa logique « auto préférentielle » (elle ne vise qu’à son intérêt propre). Deux thématiques sont centrales pour une approche juste de la finance internationale : le souci du bien commun et la justice sociale. Le pape François est plus critique que ses prédécesseurs sur le mauvais usage de la finance et sur la domination de l’argent.

Son engagement pour la réforme des finances du Vatican et la création d’une commission économique est une illustration du souci du pape pour une éthique bancaire et pour une plus grande justice sociale : la finance doit être au service de la société et pas seulement des plus forts.

L’approche de Justice et paix

Le Conseil pontifical Justice et Paix est chargé, à propos de problèmes d’actualité, de développer de manière concrète les enseignements de la doctrine sociale. En s’intéressant plus particulièrement à la finance, il décline l’enseignement de l’Eglise sur cet aspect de la vie sociale contemporaine et alerte sur les impacts négatifs d’un mauvais usage des finances, au-delà de l’approche éthique. L’Eglise redit que l’idolâtrie de l’argent et l’indifférence face au développement des inégalités relèvent des structures de péché. La finance n’est cependant pas diabolisée, c’est un outil au service de l’amélioration de la vie des humains.

L’ordre international Justice et Paix développe surtout une approche macro-économique et propose des réflexions sur les relations financières internationales qui interrogent les acteurs financiers et politiques, et fait des propositions pour un ordre international plus juste et plus conforme au bien commun. Les problèmes financiers peuvent être interrogés par rapport à la paix et à la violence. La crise déstabilise non seulement l’économie, mais la vie sociale (chômage…) et engendre de la violence. Les plus puissants écrasent les plus faibles. La finance doit aussi être interrogée par rapport à la justice et en particulier, ce qui concerne les inégalités. Les plus riches s’en sortent mieux que les classes moyennes. Les sanctions contre ceux qui ont entraîné la crise en utilisant l’argent de tiers sont faibles.

Finance et communauté humaine Justice et Paix met aussi l’accent sur le service que doit rendre la finance à la communauté humaine : elle doit servir à financer le développement et l’investissement, or elle ne sert souvent que de moyen pour augmenter la bulle financière et la spéculation. L’honnêteté est un préliminaire éthique incontournable dans les pratiques financières. L’Eglise dénonce les pratiques mensongères (vol, agissements trompeurs lors d’un contrat, information biaisée des clients…), les différentes formes fraudes, y compris fiscales (elle a pris des mesures pour elle-même), l’addiction aux jeux boursiers et d’argent, la fascination pour le gain financier, les pratiques mafieuses etc. Des chrétiens engagés dans le secteur de la finance (par exemple le Groupement chrétien des professions financières, le Mouvement des cadres chrétiens…) ou dans les grandes institutions de l’Eglise (CCFD-Terre Solidaire, Secours catholique) relaient ces exigences dans la lutte contre la fraude fiscale, les paradis fiscaux, l’endettement international, les injustices.

Des pistes pour agir

Les salariés chrétiens du secteur bancaire sont particulièrement affectés par la crise financière ; ils sont facilement accusés. Comment réagir alors qu’ils ne sont pas véritablement des décideurs ? Le dialogue avec eux s’impose pour comprendre les situations et identifier avec eux les possibilités d’agir. Ce dialogue, qui peut se faire à des niveaux locaux ou diocésains, est riche de sens ecclésial.

Consom’acteur Dialoguer avec son banquier, lui demander de présenter les placements éthiques et solidaires, l’interroger sur l’usage de votre épargne, participer aux réunions d’usagers ou aux conseils quand ils existent… sont une manière d’introduire une démocratie bancaire, une lisibilité du devenir de son argent. Il s’agit de sortir d’un statut de consommateur passif pour être un « consom’acteur » des services financiers. Une telle prise de responsabilité peut conduire les banques à revoir, non seulement l’information des usagers, mais aussi certaines de leurs pratiques. Chacun est libre de changer de banque et de choisir une banque qui a des objectifs et une éthique proches de ceux des chrétiens.

Finance servante La finance doit être au service du développement, de l’emploi. La personne humaine et son épanouissement doivent être au centre de la vie en société et non l’accumulation financière. On a pu parler de finance servante (Paul H. Dembinski). Une approche chrétienne vise à réorienter la finance vers ces priorités, vers la création d’emplois et l’amélioration des conditions de vie. La participation des chrétiens dans les circuits de l’économie solidaire va donc dans le sens de la doctrine sociale de l’Eglise. Celle-ci met l’accent sur un nouvel ordre financier international qui soit plus juste et pour cela insiste sur la nécessité d’une régulation au niveau international. Le libre marché sans une véritable éthique de justice et sans une régulation qui assure aux plus faibles des droits à la vie doit être encadré pour assurer le bien commun. La doctrine sociale condamne les paradis fiscaux et le blanchiment d’argent comme contraires au bien commun. Ce sont des pratiques qui doivent être dénoncées et réorientées au profit d’un vrai développement humain durable.

Pour aller plus loin

• Pourquoi l’Eglise ne peut-elle éviter de prendre parti face à la financiarisation du monde et de ses crises ? • L’approche éthique ne semble pas suffire. Qu’est-ce que l’Eglise (le peuple des croyants) peut apporter de spécifique face aux défis de la finance ? • Quel accueil puis-je faire aux appels du pape François pour que nos ressources financières soient au service d’une plus grande justice sociale ?

Bibliographie • Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, Conseil pontifical « Justice et Paix », Bayard, Cerf, Fleurus – Mame, 2005 • Doctrine sociale de l’Eglise catholique, CERAS, 2014 http://www.doctrinesociale-catholique.fr • Finance servante ou finance trompeuse? : Rapport de l’Observatoire de la Finance, Paul H. Dembinski, DDB, 2008 • Pratiques financières, regards chrétiens, sous la direction de Paul H. Dembinski, DDB, 2009 • Postures chrétiennes face à la finance, Justice et Paix France, 2011

 

ANNEXE

Evangelii gaudium François, 2013

Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent

55. Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation.

56. Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue.

Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir

57. Derrière ce comportement se cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde l’éthique avec un certain mépris narquois. On la considère contreproductive, trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace, puisqu’elle condamne la manipulation et la dégradation de la personne. En définitive, l’éthique renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante, qui se situe hors des catégories du marché. Pour celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux, parce qu’il appelle l’être humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de toute sorte d’esclavage.

L’éthique – une éthique non idéologisée – permet de créer un équilibre et un ordre social plus humain. En ce sens, j’exhorte les experts financiers et les gouvernants des différents pays à considérer les paroles d’un sage de l’antiquité : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs ». (St. Jean Chrysostome)

58. Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte. L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de l’être humain.

Non à la disparité sociale qui engendre la violence

59. De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit sa solidité. Si toute action a des conséquences, un mal niché dans les structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on ne peut pas attendre un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle la « fin de l’histoire », puisque les conditions d’un développement durable et pacifique ne sont pas encore adéquatement implantées et réalisées.

60. Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une exagération de la consommation, mais il résulte que l’esprit de consommation effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une violence que la course aux armements ne résout ni ne résoudra jamais.

Elle sert seulement à chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité, comme si aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression violente, au lieu d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et pires. Certains se satisfont simplement en accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs maux, avec des généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans une “éducation” qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient croître ce cancer social qui est la corruption profondément enracinée dans de nombreux pays – dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les institutions – quelle que soit l’idéologie politique des gouvernants.

Entretien avec Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, professeur émérite de droit pénal de l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1)

Interview par Delphine Iweins, publiée dans la Gazette du Palais le 12 avril 2016

Gazette du Palais : Vous avez récemment déclaré que l’état d’urgence est en réalité le point d’orgue de 30 ans de restrictions des libertés en France. Pourquoi ?

Christine Lazerges : Depuis les premiers actes terroristes qui ont frappé douloureusement la France en 1986, le Parlement a, petit à petit, créé puis durci une procédure pénale dérogatoire ou d’exception pour un certain nombre d’infractions liées au terrorisme, mais aussi plus largement à la criminalité organisée. Dans le cadre de cette procédure dérogatoire, que j’appelle « procédure pénale bis », les garanties classiques du procès pénal sont moindres : la garde à vue peut être plus longue, les perquisitions plus faciles, etc. Un certain nombre de garanties de la procédure pénale de droit commun sont refusées. Plus de trente réformes du droit pénal et de la procédure pénale sont venues bouleverser l’équilibre entre liberté et sécurité. Un empilement d’infractions nouvelles, quelquefois constituées au stade de l’acte préparatoire et non du commencement d’exécution, constitue souvent des doublons, rendant plus difficile encore le choix de la qualification. Ainsi en est-il de l’entreprise individuelle de terrorisme, introduite par la loi du 13 novembre 2014, constituée très en amont du passage à l’acte, au stade de la préparation. Dans le même temps, l’ambition bien légitime de sécurité s’est érigée en droit fondamental. Cette idée a commencé à émerger en 1981, avec la loi n° 81- 82 renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes. (…) On assiste à une « fondamentalisation » du droit à la sécurité (…).

Gaz. Pal. : L’état d’urgence n’aurait donc pas dû être mis en place ?

C. L. : Ce n’est pas la position de la CNCDH qui a considéré que la décision du président de la République, le 14 novembre 2015, était tout à fait légitime devant l’émotion des Français. Nous n’avons pas contesté le choix de l’état d’urgence par le décret du 14 novembre 2015, ni sa première prolongation de trois mois par le Parlement. En revanche, nous disons très clairement que l’état d’urgence ne peut être permanent et que le second renouvellement était discutable dans la mesure où, trois semaines après son début, « l’état d’urgence s’essoufflait », pour reprendre l’expression de l’actuel garde des Sceaux, alors président de la commission des lois de l’Assemblée nationale. Dès le 9 décembre 2015, le président et le vice-président de la commission des lois de l’Assemblée nationale ont saisi la CNCDH, afin qu’elle participe au contrôle de l’état d’urgence. Rappelons que la CNCDH est l’institution nationale de promotion et de protection des droits de l’Homme, accréditée par l’ONU. A ce titre, l’une de ses missions est de veiller et d’être extrêmement vigilante sur la garantie des libertés et droits fondamentaux. En réponse à cette saisine de la commission des lois, nous avons adopté à l’unanimité de notre assemblée plénière (trois abstentions), le 18 février dernier, un avis dénonçant des dérives et détournements ou débordements de l’état d’urgence et l’absence de tout contrôle a priori des ordres de perquisition et des décisions d’assignations à résidence. (…)

Gaz. Pal. : Les juges judiciaires s’inquiètent, ces derniers mois, de la place prise par le juge administratif et estiment que les droits des citoyens sont moins bien protégés. Un nouvel équilibre entre les deux juges doit-il être trouvé ?

C. L. : Nous considérons que le juge administratif est un juge garant, lui aussi, des libertés, mais pas de la privation de liberté, à distinguer des restrictions à la liberté d’aller et de venir. Cependant, nous avons trouvé que le juge administratif, immédiatement après le prononcé de l’état d’urgence, contrôlait vraiment bien peu, par exemple, les assignations à résidence, dont certaines ont simplement eu pour objectif d’assurer la tranquillité publique pendant la COP 21. Néanmoins, depuis les premières décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, les tribunaux administratifs exercent un contrôle plus critique sur les mesures de l’état d’urgence. Il n’empêche que sur les 3 400 perquisitions ordonnées, seuls trois recours ont été introduits. Le contrôle a posteriori pour les perquisitions est donc quasiment réduit à néant. Quant aux assignations à résidence, on compte environ un recours pour cinq assignations à résidence, et bien peu aboutissent à une suspension de la décision administrative. La CNCDH ne peut que regretter l’absence de tout contrôle a priori. Nous trouverions judicieux que pour les assignations à résidence il existe un aval du juge judiciaire qu’est le juge des libertés et de la détention.

Gaz. Pal. : Ce déséquilibre ne s’explique-t-il pas aussi par le manque de moyens de la justice judiciaire ?

C. L. : Si le législateur se tourne aussi facilement vers le juge administratif, c’est, en effet, en partie pour cette raison. Il n’y a aucune amélioration de la situation de la justice judiciaire qui est en état d’extrême urgence, comme le disait le garde des Sceaux le 3 avril dernier. C’est étrange qu’en France, pays membre du Conseil de l’Europe, nous soyons dans les bons derniers en termes de pourcentage du budget national consacré à la justice par habitant.

Gaz. Pal. : Les avocats ont-ils suffisamment joué leur rôle dans ces procédures ?

C. L. : Les personnes assignées à résidence sont souvent fort peu habituées à prendre un avocat et à entamer une procédure devant quelque tribunal que ce soit. Dans un premier temps, il y a eu donc peu de recours, puis des avocats se sont mobilisés pour défendre des assignés à résidence. L’accès au droit et au juge est toujours difficile ; il l’est encore plus lorsque l’on vient d’être perquisitionné ou assigné à résidence, pointé du doigt, stigmatisé par ses voisins et au-delà. Plus l’accès au droit est difficile, plus le rôle de l’avocat est essentiel. Dans les dossiers d’aide juridictionnelle, ce sont surtout des avocats militants qui interviennent. Il faut les saluer.

Gaz. Pal. : Vous parliez de la place trop importante de l’émotion dans les différentes réformes législatives. Est-ce aussi le cas concernant le projet de loi « renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale » ?

C. L. : Oui, c’est aussi le cas. Le projet de loi Urvoas a implicitement pour objet de faciliter la sortie de l’état d’urgence. Il est très facile d’entrer dans l’état d’urgence, mais c’est extrêmement difficile sur le plan politique d’en sortir. À la différence des textes spécifiquement destinés à la lutte contre le terrorisme, ce projet de loi s’applique à un nombre d’infractions extrêmement large. Il durcit la procédure pénale de droit commun et non plus seulement d’exception. Nous sommes bien au-delà de la lutte contre le terrorisme. Ce transfert de dérogations aux libertés et aux droits fondamentaux dans notre procédure pénale de droit commun est un bouleversement de notre équilibre législatif entre liberté et sécurité. La CNCDH le note fermement dans son avis du 17 mars dernier, lui aussi adopté à l’unanimité (une abstention). Par exemple, la rétention de quatre heures, sans aucune garantie ou si peu, est, pour la CNCDH, absolument inacceptable. Elle est en outre prévue pour les mineurs, quel que soit leur âge. L’Assemblée nationale puis le Sénat, par amendements, ont prévu de minuscules garanties. Cette rétention n’est pas une courte garde à vue puisqu’en principe, elle ne permet pas d’audition de la personne retenue. Cette dernière est retenue afin d’opérer des contrôles, en d’autres termes pour « faire du renseignement ». Vous êtes retenus sans savoir pourquoi, souvent sur des notes blanches, qui sont des modes de preuve non admis devant les juridictions de l’ordre judiciaire dans la mesure où elles contiennent des éléments qui ne sont fréquemment ni datés, ni signés (sauf par un service). Ce système d’interpellation pour « faire du renseignement » est condamné par la Cour européenne des droits de l’Homme. Un tout autre sujet dans ce projet de loi préoccupe la CNCDH au point de demander le retrait de la mesure : il s’agit d’une nouvelle définition élargie de la cause d’irresponsabilité qu’est l’état de nécessité, destinée à ne s’appliquer qu’aux forces de police et de gendarmerie. Cette extension de la légitime défense ou de l’état de nécessité est en principe à peu près encadrée par la loi, mais en pratique, elle ne peut être qu’éminemment dangereuse.

Gaz. Pal. : La CNCDH dénonce aussi régulièrement la situation des migrants en France…

C. L. : Nous nous sommes beaucoup intéressés à la situation déplorable à Calais dans un avis du 2 juillet 2015, puis à Grande-Synthe où une délégation de la CNCDH vient de se rendre. À Grande-Synthe et sur l’initiative très intéressante du maire, nous préparons actuellement un avis qui sera adopté au mois de mai. On peut noter dès à présent que le maire de Grande-Synthe a fort judicieusement associé sa population à l’action humanitaire qu’il entreprenait. Comment comprendre et accepter que, dans un pays comme la France, il soit fait le choix de ne pas mettre en place à Calais un camp qui permettrait de vivre dans des conditions autres qu’infrahumaines, même si la responsabilité de la Grande-Bretagne est très lourde concernant Calais et le Calaisis ?

Gaz. Pal. : Que pense la CNDH de la récente réforme du droit des étrangers ?

C. L. : Sur saisine du ministre de l’Intérieur, nous avons rendu un avis sur le projet de loi relatif à la réforme du droit des étrangers, le 21 mai 2015. La CNCDH relève plusieurs aspects positifs dans le projet de loi, notamment la consécration du principe de la pluri annualité de la carte de séjour, l’affirmation du caractère subsidiaire du placement en rétention administrative ou la possibilité pour les journalistes d’accéder aux zones d’attente et aux lieux de rétention administrative. Nous faisons cependant un certain nombre de recommandations sur les conditions de l’accueil et du séjour, sur les mesures privatives de liberté, sur l’éloignement des étrangers ainsi que sur la situation des étrangers dans les outre-mer. (…)

Gaz. Pal. : Constatez-vous donc qu’en France les droits de l’Homme reculent chaque jour un peu plus ?

C. L. : La France, pays historiquement des droits de l’Homme, sur la question des migrants, des prisons et sur un certain nombre de droits fondamentaux, est en train de régresser. Et sur ces questions, le terrorisme ne peut pas être invoqué. Robert Badinter a raison de dire que la France est le pays de la Déclaration des droits de l’Homme plus que celui des droits de l’Homme. elle doit le redevenir.