Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

Image par Luisella Planeta Leoni de Pixabay

À l’occasion du premier anniversaire du coup d’état, le 1er février 2021, une « grève silencieuse » a arrêté tout le pays : les Birmans ont à leur manière, encore une fois, dit non aux militaires qui ont accaparé le pouvoir pour préserver leurs intérêts contre ceux du peuple voilà un an.

Cette année, nous allons commémorer le 80e anniversaire de la lettre pastorale de Mgr Saliège du 23 août 1942.

Ce jour-là, l’archevêque de Toulouse fait lire dans les paroisses de son diocèse un message condamnant avec vigueur les arrestations de juifs étrangers organisées par Vichy. C’est un cri, un cri moral contre l’ignominie : « Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et du Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes ; contre ces pères et ces mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères, comme d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier ». Joignant le geste à la parole, Saliège ouvre les institutions de son diocèse à l’accueil des juifs, en particulier des enfants.

Son message est largement diffusé dans la presse clandestine. Lu à la BBC la semaine suivante, il sera publié le 9 septembre dans le New York Times. D’autres responsables d’Églises chrétiennes étant intervenus dans le même sens (lettres à Pétain du cardinal Gerlier le 19 août, du pasteur Marc Boegner le 20 août), Pierre Laval fait savoir aux Allemands que les déportations de Juifs suscitent de fortes réticences dans l’opinion publique : « Ne me demandez plus de quotas de Juifs à remplir », leur dit-il.

Après la guerre, Jules Saliège sera fait Compagnon de la Libération par de Gaulle (seul haut prélat catholique à recevoir cette distinction), créé cardinal en 1946, puis déclaré « Juste parmi les nations » en 1969.

D’autres évêques, peu nombreux il est vrai, ont fait montre d’un courage analogue. Influencé par Saliège, son voisin, l’évêque de Montauban, Mgr Théas diffuse une déclaration du même genre et incite ses diocésains à protéger les Juifs. Il sera arrêté par la Gestapo en juin 1944, mais libéré par l’avance de l’armée américaine dès septembre. Évoquons aussi l’évêque de Nice, Paul Rémond, couvrant de son autorité tout un réseau de sauvetage d’enfants Juifs, arrachant à la déportation le jeune Joseph Joffo (futur auteur de Un sac de billes) ; il était si discret sur ses actions que son célèbre neveu, René Rémond, ignora longtemps ce qu’avait fait son oncle !

« J’ai trouvé excessif le texte de repentance des évêques de France… Leur repentance pouvait certes s’appliquer à la période 1940-1941, mais certainement pas en 1942. Car qui est venu en aide aux Juifs au moment des déportations de masse ? … : le peuple français, nourri de charité chrétienne et des valeurs républicaines, et les Églises puisqu’il y avait aussi l’Église protestante »                           Serge Klarsfeld, débat aux Bernardins, 9 décembre 2020

 

Et aujourd’hui ?

Les mots simples et forts de l’archevêque de Toulouse résonnent encore de nos jours face aux drames actuels, en particulier ceux des exilés. Notons que Saliège, après avoir parlé de « Juifs », précise qu’ils sont « étrangers ». Son propos vise ainsi non seulement l’antisémitisme, mais aussi la xénophobie ambiante dans la France de l’époque. Il met en avant le caractère humain des victimes de la barbarie nazie, incitant ainsi à faire preuve d’humanité et de solidarité à leur égard. Ces gestes d’entraide, je les ai documentés et analysés dans mes livres sur le sauvetage des juifs en France[1].

S’il fallait chercher une parole actuelle qui soit en continuité avec celle de l’Archevêque de Toulouse, ce serait celle du pape François. Par exemple quand, à Lesbos, en décembre 2021, il taxe l’Europe d’indifférence et dénonce un « naufrage de civilisation » en Méditerranée, voyant dans mare nostrum le reflet sombre d’une mare mortuum, refusant que cette « mer des souvenirs » devienne la « mer de l’oubli ». La veille, à Nicosie, il a tonné contre l’« esclavage universel » des migrants, comparant les camps de réfugiés à des lieux « de détention et de torture ».

Il n’est évidemment pas question de mettre sur le même plan le génocide des Juifs et les noyades de migrants : au moment où Saliège prend la parole, ces Juifs adultes et enfants vont être conduits à Drancy puis à Auschwitz, où ils disparaitront en fumée. Mais pourquoi l’Europe, lourde de ce terrible souvenir de la destruction en masse de personnes innocentes, reste-t-elle indifférente devant la mort de ces milliers de migrants dans la Méditerranée ou dans la Manche ?

[1] Une énigme française : Pourquoi les trois quarts des juifs français n’ont pas été déportés, avec Laurent Larcher, Paris, Albin Michel, 2022;La survie des juifs en France, 1940-1944, CNRS Editions, coll. Biblis, 2022[2018]

 

Lettre de S.E. Monseigneur l’archevêque de Toulouse sur la personne humaine

Mes très chers Frères,

Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits tiennent à la nature de l’homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer. 

Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle.

Pourquoi le droit d’asile dans nos églises n’existe-t-il plus ?     
Pourquoi sommes-nous des vaincus ?
Seigneur ayez pitié de nous.
Notre-Dame, priez pour la France.

Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante — l’expression a été remplacée par « émouvantes » après que Jules Saliège ait reçu des pressions — ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier.

France, patrie bien-aimée France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine, France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs — pour la même raison, ce mot a été remplacé par « erreurs ».

Recevez, mes chers Frères, l’assurance de mon respectueux dévouement.
Jules-Géraud Saliège, Archevêque de Toulouse

À lire dimanche prochain [23 août 1942] sans commentaire. 

 

 

Le 20 mars 2022

« Ni des racailles, ni des traîtres à cracher comme un moucheron ! »
Comment en entendant ces mots que vient de scander Vladimir Poutine, ne pas se rappeler le vocabulaire du bestiaire utilisé par tous les régimes dictatoriaux, fascistes et totalitaires qui ont dramatiquement jalonné l’histoire et frappé l’humanité. Chacun peut se les remémorer sans qu’il soit utile de les citer ici.
Mépriser l’autre, le réduire à l’état d’animal, le dégrader en humanité, le déshumaniser pour mieux le frapper et l’anéantir, c’est le point commun de ces régimes que le chef du Kremlin rejoint en frappant par le verbe avec des mots « délicats et subtils : ils vont s’écraser sur le pavé, il faut une purification naturelle et nécessaire de la société…
Mais de qui s’agit-il ?
Qui sont ces moucherons qu’on a avalés sur la route et qu’il faut recracher?
Pas moins que des citoyens russes, de vrais citoyens qui sont les forces vives de la société russe, qui aiment leur pays et qui n’ont de leçon de patriotisme à recevoir de personne. Tout simplement ils/elles protestent contre la guerre d’agression menée contre l’Ukraine. Combien sont-ils/elles ?
Nombre difficile à évaluer dans un pays où l’exercice de la liberté d’expression est à très haut risque. Mais sans doute suffisamment nombreux pour inquiéter un régime fragilisé et répressif qui arrête et emprisonne à la moindre pancarte brandie.
« Je ne fais pas partie de la racaille ! » a déclaré la journaliste russe Marina Ovsyannikova interviewée samedi dernier et qu’on interrogeait sur les mots animaliers et les menaces visant tout individu « non digestible » par le régime du Kremlin. Toujours aussi courageuse, inquiète mais extraordinairement sereine et lucide sur les risques graves que son acte lui fait encourir.
Non, cette journaliste courageuse n’est pas une racaille ! Non, les citoyens et citoyennes russes qui protestent ne sont pas des racailles ! Non, citoyens et citoyennes européens et du monde, nous ne sommes pas des racailles parce que, comme eux, nous croyons aux droits humains et à la démocratie!

*Jean-Bernard MARIE,
– Membre de la Commission française Justice et Paix,
– Juriste, Directeur de recherche hon. au CNRS,
– Ancien Secrétaire général de l’Institut International des Droits de l’Homme (Strasbourg).
[- enseignant à l’Université de Strasbourg,
– représentant des Commissions Justice et Paix d’Europe auprès du Conseil de l’Europe.]