Débat entre Pierre Manent et Guy Aurenche
Pierre Manent [PM] est professeur de philosophie politique ; ses recherches portent tout spécialement sur la pensée politique moderne[1].
Guy Aurenche [GA] est avocat, spécialiste de droit civil et de droit privé, ancien président de la FIACAT (Fédération Internationale de l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture) et du CCFD- terre solidaire, membre associé de Justice et Paix France[2].
Quid du droit naturel ?
Pierre Manent, vous réintroduisez le concept de « loi naturelle ». Pouvez-vous nous redire ce que vous entendez par là ?
[PM] Vous venez de le dire, la notion avait été non seulement oubliée, mais entièrement discréditée : elle ne s’était maintenue que dans une partie, et seulement une partie d’ailleurs, de la réflexion catholique, sous un angle qui n’est pas celui que j’ai choisi. Il y a une tradition de la loi naturelle, en général thomiste, éclairée par la révélation chrétienne. C’est une tradition pour laquelle j’ai de la sympathie : elle a au moins préservé une grande idée, mais cette tradition est entièrement inaudible. Cette doctrine traditionnelle se heurte à l’objection majeure que l’on peut résumer ainsi : la nature ne donne pas de lois, seuls les hommes se donnent la loi et donc la notion de loi naturelle est parfaitement contradictoire. Alors, ce que j’ai essayé de faire, c’est de montrer qu’en réalité une référence à quelque chose que l’on peut peut-être, que l’on doit appeler la loi naturelle est indispensable pour s’orienter dans le monde humain ; et donc, à l’occasion de conférences dans le cadre d’une chaire de métaphysique, j’ai un peu retourné le propos en abordant la question de la loi naturelle sous l’angle de la philosophie politique, et plus généralement de la réflexion politique et sociale, en essayant de montrer que les éléments doctrinaux qui nous paraissent aujourd’hui évidents, qui paraissent à l’homme évidents pour s’orienter dans le monde, et en particulier la notion des droits de l’homme, ne sont pas suffisants pour remplir cette fonction. Et qu’il était besoin d’une analyse de la condition humaine et de la nature humaine pour donner des points de référence indispensable à l’orientation politique et sociale.
Guy Aurenche, vous parlez de dynamique des droits de l’homme et non de doctrine, comment vous situez-vous par rapport à ce qui vient d’être dit par PM ?
[GA] Pour moi ce que vient de dire Pierre Manent est tout à fait indispensable pour nourrir ce que j’appelle cette dynamique des droits de l’homme. Pourquoi j’utilise le terme dynamique des droits de l’homme, c’est parce que je réagis contre une approche qui ferait des droits humains une doctrine nouvelle, une philosophie nouvelle, un système nouveau ; je suis un « praticien » mais un praticien ayant des convictions, et pour moi les droits de l’homme ne sont en rien une philosophie nouvelle, même s’ils sont nourris par des courants philosophiques : c’est une évidence. Ils sont d’abord un cri face à l’inacceptable. Je pars surtout du texte de 1948, qui est souvent peu cité par les partisans ou les adversaires de l’idée de droits humains ; pour la première fois, il y a un texte qui a prétention universelle. Or le cri, en 1948, ce sont les 60 millions de morts, c’est la Shoah, c’est la bombe atomique. Je pense que le cri devant l’inacceptable, c’est encore un cri d’aujourd’hui.
Ensuite deux objectifs, qui sont dans le préambule de 1948, rappellent que, s’il n’y a pas de règles pour régler la vie commune, il y aura la barbarie. La méconnaissance des droits de l’homme a conduit à des actes de barbarie, ce qui nous renvoie au droit, à la loi. On mettra des sens différents à ce mot loi, mais oui, la méconnaissance des droits de l’homme nous renvoie à ce qu’est la loi. Et puis l’objectif de ces droits de l’homme, c’est de hâter, de construire un monde où l’homme sera libéré de la terreur et de la misère.
Les peuples du monde entier ont proclamé leur foi en la valeur de la dignité de l’homme. À l’époque, il y a 58 pays, donc il n’y a pas toutes les cultures du monde, (aujourd’hui nous sommes 196), mais c’est un choix commun. Pour nourrir ce choix, nous avons des approches différentes. Moi, je suis très nourri de la pensée d’un Maritain, qui va contribuer à la DUDH (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme) de 1948 et qui va dire : il ne s’agit pas d’imposer telle approche ou telle autre, mais j’ai mes convictions comme chrétien, comme philosophe, comme penseur, et je n’ai pas du tout l’intention de les abandonner, mais je m’intéresse à ce choix universel que l’on va traduire en termes de droits et de devoirs.
Donc l’inacceptable, l’acte de foi en la dignité de la personne, l’énumération d’un certain nombre de droits et de devoirs et un contrôle commun : c’est la dimension juridique de la dynamique des droits de l’homme. Parce que dans cette dimension juridique il y a cet aspect contractuel, les États – et je rappelle que la déclaration de 1948 et tous les textes ultérieurs sont proposés non seulement aux États mais aussi aux peuples, aux individus, aux communautés spirituelles etc. – les États sont invités à prendre leurs responsabilités, à appliquer, à voir comment chacun va appliquer tel ou tel principe. Par exemple prenons l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture. Article 5 (de la DUDH) : nul ne sera soumis à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Et voilà que les peuples du monde entier prétendent être d’accord avec ces principes, organisent, des commissions, des comités et maintenant des tribunaux. Il va bien falloir que cet aéropage – je pense au Tribunal pénal international, qui est composé d’hommes et de femmes de cultures très différentes – dise qu’est-ce que c’est qu’un geste inhumain ou pas humain. Ce geste, que je vous présente parce que tel homme, telle femme l’a commis, est-ce que pour vous il est humain ou inhumain ? Et c’est ce qui m’intéresse dans la dynamique des droits de l’homme, c’est d’ouvrir ce débat universel et non de nier les philosophies, les spiritualités, les approches culturelles qui vont fonder ou qui vont nourrir (pour nous chrétiens incarner) cette référence à la dignité.
Je réponds à Pierre Manent sur cette nécessité d’une référence supérieure indispensable. Cet acte de foi dans la dignité, il est nourri par des pensées très diverses, c’est pour cela que j’ai un peu de mal avec la critique qui est faite de la doctrine des droits de l’homme, doctrine qui selon moi n’existe pas, à la différence d’une philosophie des droits de l’homme qui, elle, existe sûrement, mais qui n’est pas le tout de la dynamique des droits de l’homme.
Droits de l’homme : une dynamique ? une doctrine ?
Pierre Manent, Guy Aurenche parle de « dynamique » et vous de « doctrine » des droits de l’homme …
[PM] Le point sur lequel nous sommes d’accord, c’est le fait que la référence aux droits de l’homme, dans son ressort le plus légitime, est l’expression, comme Guy Aurenche vient de le dire, d’un cri face à l’inacceptable. C’est absolument incontestable et, à juste titre, il a rappelé le texte de 1948, la référence à la dignité de la personne et le contexte dans lequel cette référence a été faite. Ce terme de cri précisément mérite un commentaire parce qu’un cri, c’est quelque chose d’inarticulé, c’est une douleur inarticulée, mais dans quel langage ? Ce cri face à l’inacceptable, on peut l’articuler dans le langage des droits de l’homme, mais quand le langage des droits de l’homme n’était pas disponible, on l’articulait dans d’autres langages moraux. On ne peut pas simplement rattacher exclusivement la réponse à cet inacceptable, à la doctrine des droits de l’homme. Il y a toutes sortes de traditions qui peuvent exprimer cela : prenons l’exemple prestigieux, émouvant, d’Antigone. Antigone ne parle pas des droits de l’homme, elle parle de lois non écrites, un autre langage, qui ne serait pas exactement celui des droits de l’homme. C’est ma première remarque. Il est important de ne pas oublier que, si la référence aux droits de l’homme est une réponse à l’inacceptable, il ne faut pas négliger qu’il y a d’autres façons de l’exprimer, d’autres idéaux moraux qui s’opposent à l’inacceptable.
Le point sur lequel je serai vraiment en désaccord avec Guy Aurenche, ce serait sur la question de la doctrine. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas de doctrine des droits de l’homme, et surtout, on ne peut pas dire qu’elle ne soit pas effective et efficace, qu’elle n’inspire pas la pratique et les textes législatifs ainsi que les mœurs de notre société. D’abord, il y a une doctrine des droits de l’homme. Vous pouvez très bien me dire : ça ne m’intéresse pas, je n’ai jamais, dans toutes mes rencontres, entendu quelqu’un qui me cite John Locke ou Thomas Hobbes. Si vous lisez ces auteurs, vous voyez à quel point ils élaborent des notions qui aujourd’hui font partie de la monnaie commune, de la monnaie morale commune que tout le monde utilise. Cette idée, par exemple, que chacun est propriétaire de lui-même, c’est une idée qui ne serait jamais venue à l’esprit d’un Grec, d’un Romain ou d’un chrétien ; c’est une idée élaborée avec beaucoup de précision par Locke au 17e siècle. En réalité, ce qui est très frappant, et ce que j’ai pu en quelque sorte observer quand j’ai étudié l’histoire du libéralisme, c’est que ces notions élaborées au 17e et au 18e siècle – ces notions que l’on peut dire philosophiques, rigoureuses, dogmatiques, des droits individuels – avaient été largement oubliées au 19e et au début du 20e siècle parce qu’elles s’étaient mêlées à beaucoup d’autres références morales et sociales ; mais ce qui a caractérisé ces dernières décennies, c’est que cette doctrine des droits de l’homme est devenue aujourd’hui la référence exclusive. Les grands thèmes sociaux, la référence aux classes sociales, la référence à la nation, la référence à la religion, à bien d’autres aspects auxquels se mêlaient les droits de l’homme au 19e et au 20e, aujourd’hui, ces références se sont évaporées et il ne reste que cette doctrine qui enracine tout dans l’absolu libre choix individuel.
C’est là que j’interpelle et que je dis : non, non, non ! On ne peut pas construire un monde humain – je dirai satisfaisant, juste et bon – si chacun est laissé à cette souveraineté absolue sur tous les éléments de sa vie. Je pense qu’il faut aussi, tout en préservant la part du rapport à soi, chercher du côté d’expériences partagées qui permettent de construire des références communes qui ne seront pas déduites d’une doctrine que j’amènerais, ou que M.X amènerait, ou que tel ou tel groupe amènerait, mais qui se dégage d’une expérience dans laquelle, si elle est décrite avec un peu d’honnêteté, les différents protagonistes peuvent se reconnaitre. C’est cette redécouverte des expériences communes vers laquelle nous devons nous orienter. La référence à la nature est une façon de le dire, mais elle est souvent un peu mécanique, dogmatique, conceptuelle et il faut essayer de contribuer à cette redécouverte d’expériences communes.
J’ajoute juste une chose : « Guy Aurenche, vous avez parlé de vivre ensemble au niveau mondial », mais c’est dans les sociétés dont nous partageons vraiment la vie commune qu’il faut d’abord les élaborer, autrement on risque d’aller précisément vers des dénominateurs communs extrêmement grêles ou de se confier à des mots qui n’ont pas le même sens dans les différentes sociétés.
[GA] Ce qui m’est tout à fait « entendable », c’est une référence à un au-delà, ou à un ailleurs, ou à un plus grand. Est-ce que le mot transcendance est bon ? Moi, il ne me pose aucun problème, je pense même que l’idée de dignité contient en elle-même cette idée de cet au-delà. Alors, quand je vous écoute et que vous parlez de souveraineté absolue de la dynamique des droits de l’homme, je pense que ce n’est pas d’abord ça. C’est d’abord la dignité de la personne et parmi les traductions possibles de l’exercice de cette dignité, il y a l’exercice de cette souveraineté absolue de l’individu, qui va très rapidement devenir de l’individualisme ; mais ce n’est qu’une des traductions possibles. Est-ce que c’est la traduction majoritaire ? Sans doute oui, pour nos sociétés européennes d’aujourd’hui, mais pour moi, il y a urgence à organiser ce concert universel ou mondial. Lorsque vous me reprochez un peu de m’évader du monde dans lequel je vis, je vous réponds que je pense à mes six petites filles (nous avons six petites filles) : elles vont vivre dans l’interdépendance mondiale, que je le veuille ou que je ne le veuille pas, que ça me plaise ou que ça ne me plaise pas ; leur travail se décidera à Washington, à Pékin, à Rio, à Delhi etc., etc.
Il s’agit d’organiser un débat ensemble et je ne peux pas imaginer l’avenir de mes petites filles, si je ne les aide pas à entrer dans ce débat. Et je ne peux pas me contenter d’élaborer uniquement à un niveau européen mes convictions fondamentales. Je vais les ouvrir à travers des choses très pratiques qui s’appellent la lutte contre la faim, la lutte contre les injustices, la lutte contre la torture etc., ou alors je vais toujours avoir peur de l’autre ; et ce qui caractérise la société française, pour moi, c’est la peur de l’autre (et j’ai des raisons d’avoir peur) parce qu’il me bouscule et qu’il me menace, parce qu’il a des gestes que je n’accepte pas etc., etc. Mais je ne peux pas enfermer mes petites filles dans cette peur. J’ai des convictions, je vais les défendre, j’y ai passé une partie de ma vie, je vais les ouvrir à la discussion, pour trouver un minimum de règles de vie commune, de lois qui me permettront de vivre. Et il va falloir se mettre d’accord sur le fait que certains traitements, je pense aux mutilations sexuelles dont les femmes sont victimes dans certaines cultures, c’est pour moi un traitement inhumain et je le dirai à mes amis africains. Je pense que les mutilations judiciaires prévues par la charia ou certaines traductions de la loi islamique, c’est un traitement inhumain, et je vais le leur dire. Et eux vont me dire par exemple : « la manière dont vous traitez les étrangers ce n’est pas humain », ou « la manière dont vous acceptez que 10% de la population soit au chômage, ce n’est pas humain ». Voilà le débat qui m’intéresse, je ne peux pas l’éviter et cela va permettre de fixer certaines règles minimales communes, à partir de cette redécouverte d’expériences communes.
[PM] Juste deux remarques. Bien entendu, nous vivons dans la dépendance réciproque, ce qui se passe en Chine influe puissamment sur ce qui se passe chez nous. En même temps, cette communication ne crée pas du commun, ne crée pas nécessairement du commun. Aujourd’hui, on le voit bien, nous sommes bousculés par toutes ces grandes puissances qui nous paraissent brutales, indifférentes ou pire, et nous avons de la peine, l’ensemble européen a de la peine à se penser comme un ensemble humain qui propose une certaine forme de vie. L’expérience européenne propose toutes sortes de choses, de belles choses, mais au fond, tout ceci est extrêmement fragile, faible, déclaratoire, et ni les européistes, ni les populistes nationalistes n’ont la réponse ; l’effort est devant nous, pour donner consistance à notre proposition, si je peux dire, humaine.
Seconde remarque sur la dignité. C’est une notion très importante. Il est très intéressant de voir, comme vous l’avez rappelé, que cette notion est apparue dans le contexte de 1948, mais qu’elle est totalement absente des déclarations des droits de l’homme de 1789 ou de celle des Américains. Et en effet, elle a été invoquée à propos de l’inacceptable qui venait malgré tout de se passer en Europe. Mais c’est une notion extrêmement difficile à rendre opératoire parce qu’on s’en fait des idées très différentes et éventuellement incompatibles.
J’avais participé à la commission présidée par Simone Veil pour la révision du préambule de la constitution ; le président de la République était Nicolas Sarkozy, et on sentait bien qu’il souhaitait qu’on ajoute la dignité. Et la commission était partie avec des idées différentes, mais au bout du débat, nous sommes parvenus à un accord unanime. Les textes constitutionnels français étaient très complets, et au fond, ajouter la dignité n’aurait fait qu’ajouter une difficulté très difficile à maîtriser. Finalement nous avons recommandé de ne pas y toucher.
[GA] Travaillons nos convictions : sur quelles racines se fondent-elles ? Le mot dignité, pour moi, ce n’est pas un petit mot, car quand je l’éclaire de la lumière du message chrétien et de la lumière de la Résurrection de Jésus Christ, le mot dignité est fondamental pour mon approche chrétienne, c’est un acte de foi en la dignité, c’est tout l’amour de Dieu qui s’exprime dans cette dignité humaine. Et c’est d’ailleurs parce que c’est trop connoté chrétien que c’est refusé par une partie de la société française.
Pierre Manent, vous êtes très critique de l’urgence humanitaire – que vous considérez comme un fait social total – alors que, pour la plupart de nos concitoyens, cette urgence est le meilleur vecteur des droits de l’homme.
[PM] Qu’il y ait une urgence humanitaire, oui bien sûr, et tous ceux qui font face à l’urgence ont droit à notre estime et éventuellement à notre admiration. La question est : dans quel cadre considère-t-on cette urgence ? Parmi peut-être d’autres urgences, d’autres causes ? Ce que je conteste, c’est en quelque sorte une approche du sujet qui en fait un fait social total, expression que j’emprunte à Marcel Mauss, c’est-à-dire qui porte en elle-même, en quelque sorte, ses conséquences ; et ça, je ne crois pas que cela soit une approche suffisante parce qu’on ne peut pas déduire une politique, ou l’ensemble d’une politique, de l’urgence humanitaire. D’abord parce que, si on décrit une situation, on doit d’abord la décrire en termes politiques : lorsqu’on voit les mouvements d’immigration, on voit bien que c’est un phénomène collectif dû à toutes sortes de paramètres, dont des paramètres politiques. Il est clair qu’une partie de l’immigration est la conséquence directe ou indirecte d’actions politiques et militaires des pays européens, et des USA, de l’intervention américaine en Afghanistan, en Irak, de l’action franco-anglaise et américaine en Lybie, bref qu’il y a un ensemble de facteurs qui doivent être inventoriés pour que l’on commence à élaborer une politique.
Ce que je conteste, c’est une certaine façon de faire de l’urgence humanitaire, l’enjeu unique qui contiendrait en lui-même la politique adéquate. Non, c’est une urgence et nous ne savons pas trop quoi faire. Il y a des urgences différentes à faire tenir ensemble et il faut accepter d’en discuter en termes politiques. Les décisions, qui sont prises ou qui ne sont pas prises ou qui seront prises, ce sont des décisions politiques au sens noble et large du terme, parce que ce sont des décisions qui s’efforcent de tenir compte de l’ensemble des paramètres de la situation. Ce que je soutiens en effet, en critiquant certains usages ou certaines interprétations du droit humanitaire, c’est que cela doit être la responsabilité ultime du politique qui doit comme toujours pondérer des exigences diverses et qui vont dans des directions éventuellement contraires. L’acteur sur le terrain, qui fait face à une urgence humanitaire, fait ce qu’il pense devoir faire face à cette urgence et encore une fois je n’ai qu’estime et admiration pour lui. Mais le politique a un autre type de responsabilité et c’est là que nous manquons de termes équilibrés pour faire face à cette question. Il est très désolant qu’au lieu de dessiner un chemin de crête qui essaie de pondérer les différentes exigences, nous alternions entre des positions opposées soit successivement, soit même simultanément. Je pense que les hommes politiques n’ont pas fait ce qu’ils devaient, mais pas plus les citoyens. La limitation de l’immigration se fait d’une manière honteuse, à moitié clandestine et sans en donner la raison : « y en a trop » ou « ça va faire monter le populisme », « il faudrait les recevoir tous, mais ce n’est pas possible » ; il y a quelque chose qui ne va pas dans ce dispositif, parce que la légitimité est tout entière du côté de la compassion humanitaire. Mais cette compassion humanitaire, qui a une légitimité exclusive, rencontre les obstacles de la réalité sociale et politique, mais une réalité qui ne sait plus se formuler ou qui se formule dans le langage vitupérant des populistes, alors qu’il faudrait élaborer un langage partageable, qui tienne compte à la fois des besoins de préserver un certain ordre collectif et la fraternité, la compassion et l’aide aux plus démunis.
On rejoint, là, la loi naturelle, c’est-à-dire une manière de tisser ensemble le bien commun du corps politique, le bien commun de chaque corps politique considéré comme une unité de vie distincte : la France, les États-Unis, l’Angleterre, l’Italie etc., et la participation du corps politique à la vie du monde. L’articulation de l’intérieur et de l’extérieur, voilà ce qui ne se fait plus.
[GA] Ce que vous avez appelé l’humanitarisme, que je considérerai comme totalitaire, n’a rien à voir pour moi avec la dynamique des droits de l’homme. Je partage votre analyse, mais je ne partage pas les conséquences que, parfois, vous en tirez. Ce qui me gêne, c’est que vous jetiez le bébé (droits de l’homme) avec l’eau du bain (votre reproche d’humanitarisme).
Sur la question de l’immigration : en quoi est-ce que la référence à la dynamique des droits de l’homme peut nous aider, et aider les responsables politiques à prendre des décisions allant dans le sens de ce bien commun, possible, partageable ? Elle nous rappelle qu’il y a des interdits fondamentaux, ou positivement, qu’il y a des exigences fondamentales. Je l’ai vécu de façon très forte, l’année dernière au mois de juillet/août, lorsqu’à Calais, alors que le camp de réfugiés avait été « vidé », évidemment des migrants se réinstallent : le Secours catholique demande l’installation de dix points d’eau et de toilettes, et le préfet refuse. Obligation, pour le Secours catholique, qui n’est pas connu comme une organisation particulièrement dynamiteuse, d’aller assigner en justice le préfet. Le Tribunal administratif dit au Secours catholique : non, on ne va pas rouvrir le centre, mais oui, vous avez raison, il faut installer ces dix points d’eau et ces toilettes. Refus à nouveau du Ministère de l’Intérieur, qui va dire non au nom de « l’appel d’air ». C’est la Cour d’appel qui va imposer la décision à l’autorité administrative. Premier rôle que les droits de l’homme peuvent rendre dans le difficile exercice de la responsabilité politique, c’est de dire : attention, il y a des choses qu’on ne peut pas oublier, quand on est responsable politique. Au nom de l’appel d’air, je ne peux pas oublier que les 120 enfants qui étaient là ont le droit de boire de l’eau deux fois par jour. Ça ne règle rien pour l’immigration, mais c’est un clignotant « attention barbarie ». C’est de la barbarie que de dire : « il y a un groupe de 450 personnes, mais elles n’ont pas le droit de boire pour des raisons politiques » (qui peuvent être discutées d’ailleurs). Ces clignotants fondamentaux sont là pour rester humains par rapport à la tentation de la barbarie.
Deuxièmement, si les droits de l’homme, ne fournissent aucune solution aux problèmes de l’immigration, ils peuvent donner des directions. Je suis d’accord avec vous : personne n’a la solution, c’est un problème qui va exiger que les politiques s’entendent, que nos responsabilités soient bien évaluées, et que les causes soient bien repérées. Je ne critique pas la réponse politique de la France en ce sens qu’elle serait mauvaise, je la critique en ce sens qu’elle ne se construit pas à partir d’un principe de fraternité, de dignité, de solidarité, principes qui sont rappelés par les acteurs humanitaires (que l’on peut critiquer parfois pour leurs excès). Le rôle positif que peut jouer la dynamique des droits de l’homme, ce serait d’allumer ces clignotants pour montrer la séparation entre l’humain et le barbare. Je le répète, pour moi c’est de la barbarie que de ne pas permettre à des enfants de boire, et ce, quelle que soit leur situation administrative. C’est de dire : « n’oubliez pas, quand vous faites des lois, que la dignité a un sens, que la solidarité a un sens » ; or, aujourd’hui, une frange des politiques travaille sur nos peurs (j’en ai aussi) par rapport à l’accueil des étrangers. Lorsque j’étais à l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture), au CCFD (Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement), ou à Justice et Paix, mon travail n’était pas de faire celui des politiques, mais de nourrir leurs réflexions, de les accompagner dans le difficile débat du faisable / pas faisable ; et aujourd’hui, ce débat n’est pas seulement français : il est européen et même plus large encore. Alors lorsque, sous prétexte de critiquer les droits de l’homme, c’est tous les droits de l’homme qui sont mis en l’air, lorsque sous prétexte de critiquer l’humanitarisme, c’est tout l’humanitaire qui est jeté, je dis non.
[PM] Je suis d’accord avec l’exemple que vous venez de donner mais c’est un effet pervers : l’incapacité à mener une politique claire, puisque nous ne contrôlons pas de façon suffisante, efficace le degré d’ouverture ou de fermeture de nos frontières ; la seule solution pour faire face – disons aux présences non désirées – c’est de pourrir la vie des migrants. Il est évident que c’est assez honteux comme démarche, et en plus, ça pousse les sociétaires à se charger eux-mêmes des responsabilités de l’État. D’un côté, vous avez des citoyens qui aident à la venue des migrants, et de l’autre, vous en avez qui s’avisent d’aller sur les sommets pour les empêcher d’arriver. Le politique, au fond, a abandonné ses responsabilités.
[1] Dernier ouvrage : La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris, PUF, mars 2018, 134 p.
[2] Dernier ouvrage : Droits humains, n’oublions pas notre idéal commun, Paris, Temps présent, novembre 2018, 154 p.