Centre pour les libertés civiles ukrainien, Prix Nobel de la Paix 2022
« La guerre en Ukraine n’est pas une guerre entre deux Etats mais entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie »
Publié par « Le Monde » le 10 décembre 2022, nous reprenons ci-dessous l’intégralité du discours prononcé à Oslo, par Oleksandra Matviichuk, présidente du Centre pour les libertés civiles, ONG ukrainienne, lors de la remise du prix Nobel de la paix, également attribué au militant biélorusse Ales Bialiatski et à l’ONG russe Memorial.
Oleksandra Matviichuk, lauréate du prix Nobel de la paix, lors d’une interview à Oslo, le 10 décembre 2022. SERGEI GAPON / AFP
Cette année, l’Ukraine entière attendait avec impatience l’annonce des lauréats du prix Nobel de la paix. A nos yeux, ce prix est la reconnaissance des efforts du peuple ukrainien, qui résiste avec courage aux tentatives de destruction de l’évolution pacifique de l’Europe. Ce prix rend également hommage au travail réalisé par les militants des droits humains pour lutter contre la menace militaire qui pèse sur le monde entier. Nous sommes fiers que, pour la première fois de l’histoire, la langue ukrainienne résonne lors de cette cérémonie officielle.
Nous recevons aujourd’hui le prix Nobel de la paix tandis que sévit cette guerre déclenchée par la Russie, une guerre qui se poursuit depuis maintenant huit ans, neuf mois et vingt et un jours. Pour des millions de personnes, les termes « bombardements », « torture », « déportation », « camps de filtration » sont devenus des termes ordinaires. En revanche, aucun mot ne peut exprimer la douleur d’une mère qui a perdu son nouveau-né dans le bombardement d’une maternité. Un instant plus tôt, elle caresse son petit, l’appelle par son nom, lui donne le sein, respire son odeur. L’instant d’après, un missile russe réduit tout son univers à néant. Et à présent, son bébé, chéri et tant désiré, repose dans le plus petit cercueil du monde.
Il n’existe pas de solution toute faite aux défis auxquels nous, Ukrainiens, et le monde entier sommes confrontés. Dans plusieurs pays, des personnes se battent pour leurs droits et leur liberté dans des conditions extrêmement difficiles. Aussi, aujourd’hui, je vais au moins tenter de poser les bonnes questions, pour que nous puissions commencer à chercher des solutions.
Comment redonner du sens aux droits humains ?
Les survivants de la seconde guerre mondiale ne sont plus de ce monde. Et les nouvelles générations ont tendance à considérer les droits et les libertés comme des acquis. Pourtant, même dans les démocraties développées, les forces qui remettent en question les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme gagnent du terrain. Ce n’est pas parce que les droits humains ont été garantis par le passé qu’ils le seront à l’avenir. Nous devons continuer, sans relâche, de protéger les valeurs de la civilisation moderne.
La paix, le progrès et les droits humains sont inextricablement liés. Un Etat qui tue les journalistes, emprisonne les militants et disperse les manifestations pacifiques représente une menace pour ses citoyens, mais aussi pour l’ensemble de la région, et pour la paix dans le monde entier. En conséquence, le monde doit répondre de manière adéquate à ces violations systématiques du droit. Il faut que les droits humains aient autant de poids dans les décisions politiques que les bénéfices économiques ou la sécurité, en particulier dans le domaine de la politique étrangère.
La Russie, qui anéantit sans répit sa propre société civile, est un parfait exemple de ces Etats qui enfreignent systématiquement le droit. Pourtant, les pays du monde démocratique ferment les yeux, depuis longtemps. Ils continuent de serrer la main aux dirigeants russes, de construire des gazoducs et de mener leurs affaires. Cela fait des décennies que les troupes russes perpètrent des crimes dans différents pays, en toute impunité. Le monde n’a pas réagi comme il aurait dû à l’agression et à l’annexion de la Crimée, un cas sans précédent en Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Aussi la Russie a-t-elle cru qu’elle pouvait faire tout ce qu’elle voulait.
Aujourd’hui, la Russie s’en prend volontairement aux civils pour mettre un terme à notre résistance et occuper l’Ukraine. Les troupes russes détruisent intentionnellement immeubles d’habitation, églises, écoles, hôpitaux, bombardent les couloirs d’évacuation, enferment les gens dans des camps de filtration, multiplient les déportations forcées, enlèvent, torturent et tuent des personnes dans les territoires occupés.
Le peuple russe sera responsable de cette page abjecte de son histoire et de cette tentative de restaurer son ancien empire par la force.
Quand allons-nous appeler un chat, un chat ?
Le peuple d’Ukraine veut la paix plus que quiconque sur cette terre, mais un pays agressé ne peut parvenir à la paix s’il dépose les armes. Ce ne serait pas la paix, mais l’occupation. Après la libération de Boutcha, nous avons découvert une multitude de civils assassinés dans les rues et les cours de leurs maisons. Ils n’avaient pas d’armes.
Nous ne pouvons plus prétendre que différer la menace militaire russe est un « compromis politique ». Le monde démocratique s’est accoutumé à faire des concessions aux dictatures. C’est pour cette raison que la détermination du peuple ukrainien à résister à l’impérialisme russe est si importante. Nous ne laisserons pas les populations des territoires occupés être tuées et torturées. Sacrifier la vie des Ukrainiens ne peut être un « compromis politique ». Se battre pour la paix ne signifie pas céder à la pression de l’agresseur. Cela signifie protéger les gens contre sa cruauté.
Dans cette guerre, nous nous battons pour la liberté dans tous les sens du terme. Et nous payons le prix le plus lourd. Nous, citoyens ukrainiens de toutes nationalités, avons le droit, droit indiscutable, de vivre dans un Etat ukrainien souverain et indépendant, ainsi que de faire vivre la langue et la culture ukrainiennes. En tant qu’êtres humains, nous avons le droit de déterminer notre propre identité et de faire nos propres choix démocratiques. Les Tatars de Crimée et les autres peuples autochtones ont le droit de vivre librement sur leur terre natale de Crimée.
Notre combat d’aujourd’hui est primordial : il façonne l’avenir du pays. Nous voulons que l’Ukraine d’après-guerre bâtisse non pas des structures branlantes, mais des institutions démocratiques stables. Il est fondamental que nous défendions nos valeurs précisément au moment où elles sont menacées. Nous ne devons pas devenir le miroir de l’Etat agresseur.
Cette guerre n’est pas une guerre entre deux Etats, mais entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie. Nous nous battons pour pouvoir construire un Etat où les droits de chacun sont garantis, les autorités doivent rendre des comptes, les tribunaux sont indépendants et la police ne réprime pas violemment les manifestations pacifiques d’étudiants sur la place centrale de la capitale du pays.
Sur le chemin qui nous conduit au sein de la famille européenne, nous devrons surmonter le traumatisme de la guerre et les risques qui y sont liés, et affirmer le choix du peuple ukrainien déterminé par la révolution de la dignité [la révolution de Maïdan, en 2014].
Comment garantir la paix pour les populations du monde entier ?
Le système international qui garantissait la paix et la sécurité ne fonctionne plus. Le militant tatar de Crimée Server Moustafaïev et tant d’autres sont jetés dans les prisons russes parce qu’ils défendent les droits humains. Longtemps, nous avons utilisé la loi pour protéger les droits humains, mais aujourd’hui nous ne disposons pas de mécanisme juridique qui puisse stopper les atrocités russes. En conséquence, une multitude de militants des droits humains sont contraints de prendre les armes pour défendre ce en quoi ils croient : mon ami Maksym Boutkevytch, par exemple, qui est aujourd’hui incarcéré en Russie. Lui et les autres prisonniers de guerre ukrainiens, ainsi que tous les détenus civils, doivent être libérés.
Le système des Nations unies, créé après la seconde guerre mondiale par ses vainqueurs, fait preuve d’une indulgence injustifiée envers certains pays. Il faut que cela change si nous ne voulons pas vivre dans un monde où les règles sont écrites par les Etats les plus forts militairement.
Nous devons réformer le système international pour protéger les populations contre les guerres et les régimes autoritaires. Nous devons mettre en place des dispositifs qui garantissent efficacement la sécurité et les droits humains des citoyens de tous les Etats, qu’ils fassent ou non partie d’alliances militaires, quelles que soient leur capacité militaire et leur puissance économique. Les droits humains doivent être au cœur de ce nouveau système.
La responsabilité de ces réformes n’incombe pas aux seuls dirigeants politiques. Le monde politique a tendance à ne pas chercher de stratégies complexes, qui demandent beaucoup de temps. Il agit souvent comme si les défis mondiaux allaient disparaître d’eux-mêmes. Or ils ne font qu’empirer. Nous, peuples qui voulons vivre en paix, devons demander à nos responsables politiques l’établissement d’un nouvel ordre mondial.
Nous n’avons peut-être pas d’outils politiques, mais il nous reste nos mots et nos actes. Les gens ordinaires ont beaucoup plus d’influence qu’ils ne le pensent. Les voix de millions de personnes de différents pays peuvent changer le monde plus vite qu’une intervention de l’ONU.
Comment traduire en justice les auteurs des crimes de guerre ?
Les dictateurs ont peur que le principe de la liberté ne finisse par l’emporter. Aussi la Russie cherche-t-elle à convaincre le monde entier que l’Etat de droit, les droits humains et la démocratie sont des valeurs sans fondement parce qu’elles ne protègent personne dans cette guerre.
Oui, le droit n’est plus opérant aujourd’hui, mais cela ne durera pas toujours. Nous devons briser ce cycle d’impunité et changer notre approche de la justice dans le cas de crimes de guerre. Une paix durable qui libère de la peur et apporte l’espoir d’un avenir meilleur est une chose impossible sans justice.
Nous voyons encore le monde à travers le prisme du tribunal de Nuremberg, qui n’a condamné les criminels de guerre qu’après la chute du régime nazi, mais la justice ne doit pas dépendre de la faillite des régimes autoritaires. Nous vivons dans un siècle nouveau. La justice ne peut plus attendre.
Nous devons mettre les criminels devant leurs responsabilités et rendre justice de tous les crimes de cette guerre, même si le système national est débordé par le nombre de crimes de guerre, même si la Cour pénale internationale ne peut juger que quelques cas sélectionnés, même dans les cas où elle n’a pas de compétence.
La guerre transforme les personnes en chiffres. Nous devons connaître le nom de toutes les victimes des crimes de guerre. Quels que soient leur identité, leur statut social, le type de crime qu’elles ont subi, que les médias et la société s’intéressent ou non à leur cas, car chaque vie humaine est sans prix.
Le droit est une matière vivante en perpétuelle évolution. Nous devons instituer un tribunal international et traduire Poutine, Loukachenko et tous les autres criminels de guerre devant la justice. Oui, c’est audacieux, mais nous devons prouver que l’Etat de droit fonctionne et que la justice existe, même si les effets ne sont pas toujours immédiats.
Comment renforcer la solidarité mondiale ?
Notre monde est devenu très complexe et interconnecté. En ce moment même, les Iraniens se battent pour leur liberté. Les Chinois résistent à la dictature numérique. Les Somaliens redonnent à des enfants soldats une vie paisible. Mieux que quiconque, ces peuples savent ce que signifie être humain et défendre la dignité humaine. Notre avenir dépend de leur réussite. Nous sommes tous responsables de tout ce qui se passe dans le monde.
Les droits humains reposent sur une certaine vision des choses, sur une perception du monde qui détermine notre manière de penser et de nous comporter. Ils perdent de leur force si seuls les avocats et les diplomates les défendent. Il ne suffit pas d’adopter les bonnes lois et de créer des institutions. Les valeurs portées par la société priment toujours.
Nous avons besoin d’un nouveau mouvement humaniste qui redonne du sens à nos valeurs, éduque les gens, rallie un vaste soutien des populations et implique celles-ci dans la protection des droits et des libertés. Ce mouvement doit rassembler les intellectuels et les militants de différents pays, car les principes que sont la liberté et les droits humains sont universels et ne connaissent aucune frontière.
Les populations seront demandeuses de solutions et nous pourrons surmonter ensemble les défis planétaires – les guerres, les inégalités, les atteintes à la vie privée, la montée de l’autoritarisme, le dérèglement climatique, etc. Ainsi pourrons-nous faire de ce monde un endroit plus sûr.
Nous ne voulons pas que nos enfants vivent des guerres et des souffrances. En tant que parents, nous devons assumer notre responsabilité et agir – nous ne pouvons reporter cette tâche sur eux. Aujourd’hui, l’humanité doit saisir cette occasion de surmonter ces crises mondiales et d’imaginer une nouvelle philosophie de vie.
Il est urgent d’assumer nos responsabilités. Nous ne savons pas combien de temps il nous reste.
Et comme cette cérémonie de remise du prix Nobel de la paix a lieu en pleine guerre, je me permets de tendre la main vers les populations du monde entier et de lancer un appel à la solidarité. Car il n’est pas nécessaire d’être ukrainien pour soutenir l’Ukraine. Il suffit d’être humain.
© Le Monde – Sergei Gapon / AFP – Traduit de l’anglais par Valentine Morizot