L’élargissement de l’Europe, changer de regard
La guerre en Ukraine, qui ce mois-ci rentre tristement dans sa 3e année, a soudain remonté l’élargissement dans l’agenda politique européen. Les négociations d’adhésion à l’Union européenne de ce pays ainsi que celles de la Moldavie devraient commencer en mars pour de bon. À rebours du Brexit, qui vit sortir l’un des plus grands pays de l’Union, cette dernière se prépare à accueillir potentiellement neuf nouveaux membres dans les prochaines décennies. Une Europe à 36 s’esquisse à un horizon lointain. Est-ce défigurer l’Union européenne ou, au contraire, lui rendre son visage définitif ?
Fidèle à la vision de Robert Schuman de réconcilier le continent, l’élargissement ne trahit pas le projet européen. Il en marque l’accomplissement mais, ce faisant, il en modifie le cours. Admettre de nouveaux pays n’est pas une simple extension de l’UE existante mais participe à sa transformation en réaction aux nouveaux risques géopolitiques auxquels ces futures adhésions répondent. Ne l’oublions pas, l’Ukraine a déposé sa candidature au lendemain de son invasion par la Russie. Elle a été imitée aussitôt par la Moldavie et par la Géorgie, toujours en réaction au regain d’impérialisme russe.
Avant la guerre, cette partie de notre continent était un impensé de la construction européenne. Les Balkans étaient considérés comme le terme du projet d’unité. Terme de facto sans cesse repoussé au point d’avoir fait perdre au processus sa crédibilité dans l’ex-Yougoslavie, où la nouvelle dynamique en faveur de l’élargissement tarde à trouver des relais. Mais nouvelle dynamique il y a car les visées de Poutine interdisent désormais de laisser l’Est du continent en une zone grise, source d’instabilité. Un « État-tampon » vivrait sous menace russe permanente. Aussi, pour les anciennes républiques soviétiques d’Europe, rejoindre l’UE signifie d’abord sauver sa nation, préserver la liberté d’action de son État et l’ancrer hors de la sphère d’influence russe. Les drapeaux étoilés européens fièrement brandis à Kiev ne sont pas ceux d’une organisation internationale mais expriment l’identité revendiquée du pays. Une ferme perspective d’adhésion y est porteuse d’espoir dans l’opinion. Elle rassure les investisseurs privés pour la reconstruction.
L’élargissement apparaît plus dur à admettre à l’Ouest. La France y fut traditionnellement réticente, voyant dans ce mouvement une fuite en avant préjudiciable à une intégration approfondie et plus agile à quelques-uns. L’entrée de nouveaux États est perçue comme un fardeau qui compliquera le fonctionnement de l’UE et en grèvera le budget (PAC, fonds de cohésion) plutôt que comme un impératif géopolitique pour notre propre sécurité, l’affirmation de l’Europe dans un monde multipolaire.
Quel qu’en soit le motif, une adhésion répond d’abord à un choix démocratique de part et d’autre. L’UE ne forme pas un empire en ce qu’elle n’oblige aucun État à y entrer, ni même désormais à y rester (Brexit). Mais on n’y accède pas comme on veut. Outre d’appartenir au continent, les trois conditions sont d’être une démocratie libérale, d’avoir une économie de marché et de respecter le droit européen. D’où les délais nécessaires à négocier secteur par secteur, chapitre par chapitre (35 au total) pour établir un traité d’adhésion, qui devra ensuite être ratifié à l’unanimité par chacun des 27 États membres actuels de l’Union et sans doute assorti de phases transitoires de plusieurs années avant une pleine entrée en vigueur. L’Ukraine n’est pas admise demain. Le processus d’élargissement est affaire d’espace mais d’abord de temps.
Temps aussi pour adapter la gouvernance de l’UE en conséquence. La Commission doit proposer une réforme institutionnelle. Mais en pratique la difficulté à s’entendre n’est pas qu’une question de nombre. C’est la gravité des circonstances, le degré de perception de la menace, qui forgent la volonté politique et forcent le consensus. La pandémie puis la guerre ont conduit les 27 à prendre des décisions rapides et d’envergure. C’est aujourd’hui la sévérité des menaces extérieures à conjurer, Russie en tête, et le besoin mieux admis de capacités propres de production face aux vulnérabilités de sur-dépendance, comme face à la Chine, qui commandent l’unité des Européens, au-delà de toute amélioration institutionnelle nécessaire.
A cet égard, une Europe élargie ne forme pas un bloc d’un seul tenant. Le nombre variable de pays de l’Union rejoignant la zone euro ou l’espace Schengen prouve que l’intégration européenne admet la différenciation. Celle-ci se révèlera plus encore indispensable pour permettre à une Europe à « 30+ » à garder de l’agilité.
L’Europe ne grandira pas non plus d’un seul coup. Le ‘Big Bang’, à la manière de celui il y a 20 ans faisant passer l’UE de 15 à 25 pays, n’est pas l’option préférée. L’idée est plutôt d’organiser des entrées espacées par groupes de 2 ou 3 pays. À ce stade, le Monténégro, l’Albanie et la Macédoine du Nord ressortent comme les plus à même d’avancer. À l’inverse, les entrées de la Bosnie-Herzégovine ou du Kosovo apparaissent encore très lointaines. Mais ici, plutôt qu’une adhésion pleine seulement au terme d’un long processus parfois hésitant et décourageant, l’idée fait aussi son chemin d’une adhésion graduelle. Elle permettrait à toutes les parties, candidat, États membres et institutions européennes, de s’apprivoiser, d’apprendre à mieux se connaître, d’absorber progressivement et d’apprendre à gérer des fonds et mécanismes européens ouverts par étapes successives. En d’autres termes, si l’adhésion est un mariage, il appellerait au préalable un temps de fiançailles.
L’entrée par étapes permettrait aussi d’exercer une vigilance plus ferme que lors des précédents élargissements sur le respect de l’État de droit. Indépendance de la justice, liberté des médias, respect de l’opposition, … : les principes qui sous-tendent une démocratie libérale sont indispensables pour la confiance entre États dans l’Union, que l’élargissement ne doit pas éroder. Le précédent avec la Hongrie a conduit à relever le niveau d’exigence en amont.
On le voit, l’élargissement soulève de redoutables défis. Mais il offre aussi des opportunités et pas seulement pour le futur État membre. L’Ukraine ne sera pas qu’un coût pour la politique agricole commune mais apportera à l’Union des terres parmi les plus fertiles. Au moment où l’UE cherche à produire ses propres batteries pour équiper les voitures électriques, la Serbie possède des réserves de lithium, qui pourront réduire notre dépendance extérieure. Il existe d’autres exemples d’apports bénéfiques. L’élargissement, dont l’absence présenterait aussi un coût, invite à renouveler notre regard sur des pays que nous connaissons finalement très peu ou mal, que la perspective européenne va transformer et qui doivent rendre l’Europe plus puissante dans le monde.