Défis posés par la démographie en Afrique
L’Afrique subsaharienne est la seule région du monde n’ayant pas encore véritablement engagé sa transition démographique[1]. Avec une croissance de 2,44% par an, contre une moyenne mondiale de 1,2%, sa population devrait plus que doubler, d’ici à 2050, pour atteindre 2,5 milliards d’habitants.
Le Nigéria, comptant aujourd’hui 191 millions d’habitants, sera alors le troisième pays le plus peuplé au monde, derrière l’Inde et la Chine, avec près de 410 millions d’habitants. D’après les estimations de l’ONU, le continent africain aura 4,2 milliards d’habitants en 2100 – un tiers de la population mondiale – et sera neuf fois plus peuplé que l’Europe (500 millions d’habitants).
L’énigme africaine
Cette dynamique, qualifiée d’« exception », voire d’« énigme », s’écarte des schémas observés sur les autres continents. En effet, si les taux de mortalité se sont améliorés sur le long terme, les niveaux de fécondité n’ont commencé à baisser que très tardivement – à compter des années 1990 – et à un rythme particulièrement lent (0,5 enfant par femme et par décennie dans la plupart des pays).
L’Afrique de l’Ouest reste cantonnée, plus longtemps qu’ailleurs, dans cette première phase de transition démographique où la baisse de la mortalité (notamment maternelle et infanto-juvénile) combinée au maintien d’une fécondité élevée conduit à une forte croissance de la population. L’indice de fécondité, supérieur à 4 enfants par femme dans la quasi-totalité des pays d’Afrique subsaharienne, est de 5 en moyenne en Afrique de l’Ouest, et affiche les niveaux les plus élevés au monde dans les pays sahéliens (7,6 enfants par femme au Niger).
Ces moyennes masquent de fortes disparités. On relève un écart de près de dix ans d’espérance de vie entre le Ghana (61,7 ans) et le Libéria (60,7 ans) d’un côté, le Nigéria (51,9) et le Sierra Leone (50,2) de l’autre. Ces pays devrait gagner entre 8 (Ghana) et 14 ans (Nigéria) d’espérance de vie, d’ici à 2050, ce qui influera de façon majeure sur la pyramide des âges.
Des disparités existent aussi au sein même des pays. D’après l’Institut Nigérian de la Statistique (NBS), si le taux moyen de fécondité est de 5,5 enfants par femme, il est de 8 dans les États du Nord-est, contre 3,8 dans la capitale fédérale, Abuja. Ces différences sont généralement directement corrélées au niveau d’éducation. L’État de Yobe (Nord-est), où le taux de fécondité des adolescentes est de plus de 15%, est aussi l’un de ceux où le taux d’alphabétisation des jeunes femmes (15-24 ans) est le plus faible. A contrario, la fécondité est davantage maîtrisée dans les États où le taux d’alphabétisation est haut : celui-ci dépasse parfois 95%, contre 10 à 15% dans certains États du Nord.
Des facteurs d’évolution
La fécondité évolue sous le prisme du changement des préférences des couples, passant de familles très larges, avec des investissements faibles par enfant, à des familles avec moins d’enfants, mais plus d’investissements par enfant. Dans les pays sahéliens, par exemple, les fratries nombreuses restent souvent synonymes d’« assurance retraite » pour les parents : la mortalité infantile et juvénile reste importante et l’accès à la contraception faible. Cette forte fécondité relève aussi de la conformation à un modèle social où la famille très nombreuse constitue un indicateur de réussite – ce qui est, d’ailleurs, parfois très douloureux pour les personnes ayant peu ou pas d’enfants.
Selon les valeurs qu’elles promeuvent, notamment en matière de modèle familial et d’autonomie individuelle, les religions contribuent à orienter les comportements démographiques. L’islam et le christianisme ont aujourd’hui largement remplacé, sur le continent, les religions traditionnelles. Quel que soit le pays, la religion majoritaire appartient désormais à l’un de ces deux ensembles, et les religions traditionnelles n’ont plus qu’un poids statistique marginal : 10% de la population s’en réclamerait aujourd’hui, contre près de 60% au début du XXe siècle. Les chercheurs, s’étant penchés sur la corrélation entre religion et fécondité en Afrique, ont constaté que les États ou régions musulmans ont une fécondité supérieure à celle des chrétiens, et que les protestants et les catholiques ont une fécondité semblable. Cela indique qu’en Afrique comme ailleurs, ces derniers recourent à la contraception, indépendamment de la doctrine de l’Église en la matière.
« Des pays ont encore sept à huit enfants par femme. Vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien ». Cette déclaration du Président Emmanuel Macron a provoqué un tollé dans une partie de la presse et sur les réseaux sociaux. Cette indignation serait compréhensible si le constat n’était pas partagé par les gouvernants des pays concernés eux-mêmes. Le Président nigérien Mahamadou Issoufou a ainsi fait de la maîtrise des naissances l’une des priorités de la campagne pour sa réélection. Au rythme actuel, la population du Niger (3 millions en 1960, 7 en 1988, 20 en 2017) devrait atteindre 42 millions en 2035 et 75 millions en 2050. Ce pays, dont seulement 8 % de la superficie est cultivable, est confronté aux effets du changement climatique. « Si nous n’arrivons pas à éduquer, former, soigner notre jeunesse et à lui offrir des opportunités d’emploi, elle sera un handicap, pire, une menace [pour] la cohésion sociale et la prospérité », a mis en garde Mahamadou Issoufou dans son discours à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance, en août 2017. Son gouvernement mise notamment sur la fin des mariages précoces, la scolarisation et la formation des jeunes filles, pour espérer infléchir la courbe démographique. De fait, les statistiques sont alarmantes : 30% des Nigériennes sont mariées avant l’âge de 15 ans, et 75 % avant 18 ans, selon l’Unicef. Ces mariages interrompent généralement leur scolarisation.
Ateliers et formations sont donc dispensés aux fonctionnaires, chefs coutumiers et leaders communautaires, mettant en avant l’apport du dividende démographique. Cette expression décrit une période pendant laquelle un pays, sous l’effet d’une baisse de la mortalité infantile et de la fécondité, dispose d’un grand nombre de personnes en âge de travailler et d’un petit nombre de personnes dépendantes. Avoir un grand nombre de travailleurs par habitant donne un coup de pouce à l’économie… à condition qu’il existe suffisamment de possibilités d’emploi. Or, pour que les jeunes Africains qui arrivent chaque année sur le marché du travail rendent le dividende démographique bénéficiaire, il faudrait créer autant d’emplois dans le secteur formel : 30 millions par an d’ici à 2035. Car aujourd’hui, même lorsque les pays concernés atteignent des taux de croissance confortables, cette croissance économique est largement absorbée par celle de la démographie ; en résulte une stagnation globale du niveau de développement. Comme le notait récemment le chercheur Serge Michaïlof[2], « avec une croissance du PIB de 5 %, si le taux de croissance démographique est comme actuellement au Sahel de 3,5 %, la croissance effective du PIB par habitant n’est que de 1,5 % et il faudra quarante-cinq ans pour doubler le niveau de vie par habitant. »
Disons-le tout net : les programmes nationaux de limitation des naissances sont peu efficaces, souvent faute de moyens, sauf dans des États autoritaires comme le Rwanda, l’Éthiopie et le Malawi, où les autorités ont fait de la diminution de la fécondité une de leurs priorités. Mais dans maints autres pays d’Afrique, le discours tenu aux interlocuteurs internationaux diffère largement des actes posés.
Pourtant, l’enjeu de la maîtrise de la fécondité est évident.
Au Burkina Faso, la population d’âge scolaire (6-16 ans) s’élève à 5 millions d’individus, soit l’équivalent de la population totale du pays à l’indépendance. Le pays doit, pour accueillir les nouvelles classes d’âge, se doter de plus de 16.000 salles de classe supplémentaires par an… et former autant d’enseignants. Ce besoin devrait doubler en 2025 et quadrupler en 2050. Et encore ces estimations se basent-elles sur l’hypothèse d’un accroissement de 1% l’an du taux de prévalence contraceptive.
Par suite de l’inertie démographique, même si les pays concernés engageaient demain une vigoureuse campagne de limitation des naissances, l’impact d’une telle politique serait minime à échéance de vingt ans et ne commencerait à timidement à porter ses fruits que vers 2050. D’ici-là, l’Afrique n’échappera pas à une multiplication par deux de sa population. Selon le degré de développement économique, la progression de l’instruction chez les femmes et les politiques en faveur de la famille de petite taille, sa population sera, en 2100, trois à six fois plus nombreuse qu’aujourd’hui. Selon certains analystes, cet accroissement débouchera inéluctablement sur des mouvements migratoires d’échelle planétaire, à l’image de la situation européenne au XIXe siècle : la population étant passée de 200 à 300 millions, plus de 60 millions d’Européens avaient migré, notamment vers les États-Unis.
Une question délicate
Pour l’Église catholique, la question démographique est sensible. Elle se situe à l’articulation du social et de l’intime et renvoie à des aspects tant socioculturels, politiques, économiques que religieux. L’Église insiste pour que le sujet soit abordé dans le cadre plus global du droit des couples à élever leur famille dans des conditions dignes, quelle qu’en soit la taille, et surtout dans le contexte de l’énorme inégalité des niveaux de vie et de consommation. Dans l’encyclique Laudato Si’, le pape François dénonce : « Au lieu de résoudre les problèmes des pauvres et de penser à un monde différent, certains se contentent seulement de proposer une réduction de la natalité. » Or, « accuser l’augmentation de la population, et non le consumérisme extrême et sélectif de certains, est une façon de ne pas affronter les problèmes. »
Le Compendium de la Doctrine sociale contient des phrases condamnant frontalement les campagnes en faveur de la contraception comme « des attentats à la dignité de la personne et de la famille ». Dans le même temps, l’Église défend l’idée d’une procréation responsable, c’est-à-dire compatible avec ce que les familles et la planète peuvent supporter. Mais c’est toujours pour souligner qu’une politique portant sur la population ne doit jamais être « qu’une partie d’une stratégie de développement général ».
Pour le magistère romain, la fin ne justifiera jamais les moyens, y compris en matière de démographie. Mais l’Église a sans doute encore des efforts à faire pour mieux intégrer l’éthique sexuelle et familiale dans l’éthique sociale, et inscrire cette dernière dans une échelle de temps plus prospective.
[1] Passage d’une population à taux de natalité et de mortalité élevés, à une population ayant des taux faibles.
[2] « Quand Macron évoque la démographie africaine, cela concerne directement l’Europe », lemonde.fr, 12 décembre 2017.