URUGUAY 40 ans après. Une démocratie négationniste ?

A Montevideo, depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir, il y a bientôt dix ans, et la démocratie retrouvée depuis vingt-huit ans, tous les indicateurs sont au vert.

L’indigence et la pauvreté reculent, les salaires augmentent, le chômage baisse, le commerce extérieur bat son plein, les investissements augmentent. Mécaniquement les écarts de pouvoir d’achat augmentent aussi.

Des lois « sociétales » votées par le pouvoir législatif donnent l’image d’une démocratie moderne.

Mais, le petit pays du sud de l’Amérique du Sud avec son « modeste » président et son « modeste » salaire et sa « modeste » voiture des années 70, est resté « très modeste » et petit en matière de droits de l’Homme

Le malaise dû au sort des détenus-disparus s’enracine et se transforme en interrogation et en contestation grandissante.

 

Paradoxe ? Trahison ? Syndrome de Stockholm ?

La tête de l’Etat, Présidence, Défense et Intérieur, est aux mains de trois anciens guérilleros. Notamment deux d’entre eux, le président et le ministre de la Défense, tous les deux « otages » pendant plus de dix ans dans des conditions infrahumaines du régime terroriste militaire pendant la dictature militaire(1973-1985).Tous les trois esquivent, évitent de se prononcer,  refusent d’avoir un positionnement sans ambigüité, sur les disparus, les violations des droits de l’homme, sur le jugement des coupables identifiés, malgré les recommandations, voire la condamnation par les instances juridiques internationales.

Le constat est grave : à ce jour l’impunité est d’actualité.

La lutte pour la mémoire, la justice, la vérité, contre l’oubli, l’indifférence et l’amnésie organisée ne doit pas faiblir.

Grands-mères, grands-pères, parents, frères, sœurs, enfants des détenus disparus attendent dans une souffrance sans nom un signe, un geste, un espoir,  se posant la question depuis quarante ans : Comment ? Quand ? Où ? Pourquoi ? Qui?

A Paris, lors du quarantième anniversaire du coup d’Etat, l’association Donde Están ? a redoublé ses efforts pour sensibiliser le public français et dénoncer une situation inadmissible.

Avec l’Association des anciens Prisonniers Politiques du Chili, France-Amérique Latine a créé une coordination.

Au mois de mai, en relation avec la Marcha de Silencio en Uruguay, un colloque a eu lieu au Palais du Luxembourg avec des participants de haut niveau tels que les magistrats Louis Joinet et Philippe Texier et le professeur de droit Olivier de Frouville du côté français. Du côté uruguayen, des protagonistes de premier plan de la lutte étaient invités, certains avec des trajectoires remarquables comme  la juge Mariana Mota, la procureur Mirtha Guianze, l’avocat Oscar Lopez-Goldaracena, la sénatrice Constanza Moreira et la petite -fille du poète Juan Gelman, Macarena Gelman, ancien enfant enlevé qui retrouva sa vraie identité à vingt ans.

Les conclusions de ce colloque ont été accablantes par rapport aux devoirs inaccomplis de l’Etat uruguayen.

Un autre moment fort s’est déroulé en juin à Paris à la Conférence des Evêques de France. Outre la présence de Mgr Stenger, deux femmes uruguayennes étaient présentes, l’une victime de violences sexuelles pendant son incarcération, l’autre membre de Paix et Justice – Uruguay, avec comme partenaires Justice et Paix France et le Pôle Amérique latine de la conférence.

A cette occasion, le film d’une jeune réalisatrice franco-uruguayenne, Lucia Wainberg, fut présenté. Le témoignage d’Yvonne Klinger-Larnaudie fut un moment d’intense dignité, de respect, de gravité. L’autre témoin, Madelon Aguerre, donna un récit fidèle du processus de résistance, sans oublier d’évoquer le rôle du père jésuite Luis Perez Aguirre, « Perico », promoteur et défenseur des droits de l’homme, décédé il y a 12 ans.

 

Chronologie

1966-1970

A la suite d’une réforme de la constitution, fin du régime collégial et retour au régime présidentiel (1966)

Décès du président élu (centre droit) le général Oscar Gestido en 1967 et ascension du vice-président, Jorge Pacheco-Areco proche de l’extrême droite. Corruption dans le système financier, faillite de certaines banques.

Montée accélérée du chômage, grèves d’ouvriers et d’étudiants.

Répression généralisée. En 1968 mort de trois étudiants dans des manifestations. Des milliers des personnes sont incarcérées sans procès dans des casernes et locaux de la police. Régime d’exception, suppression des garanties individuelles.

1971 : novembre, le candidat de droite, Juan Maria Bordaberry, est élu président lors d’élections entachées de fraude.

1972: avril, état de guerre et loi de sécurité de l’Etat. Les forces armées prennent en charge la répression. Instauration de la justice militaire. Généralisation de la torture. Censure. Des milliers de personnes sont internées dans des casernes et prisons militaires.

1973 : 9 février, rébellion militaire. Accord de Bordaberry et des militaires. Création du Conseil de Sécurité Nationale où le président partage le pouvoir avec les militaires.

27 juin : coup d’Etat militaire. Bordaberry et les forces armées dissolvent le parlement. Les syndicats déclenchent une grève générale.

A partir du coup d’Etat, suspension de toutes les libertés publiques et individuelles. Dissolution des syndicats, de la Fédération des étudiants universitaires, fermeture des journaux d’opposition. Des milliers de prisonniers politiques sont retenus dans un stade municipal. Des milliers d’Uruguayens prennent le chemin de l’exil. La guérilla est décimée.

1976 : 11 janvier, arrestation du général Liber Seregni, leader de la gauche, condamné en 1978 à 14 ans de prison.

20 mai : assassinat à Buenos Aires d’Héctor Gutiérrez Ruiz, président de la Chambre des Députés et du sénateur Zelmar Michelini. Des dizaines d’Uruguayens sont séquestrés et disparaissent en Argentine dans le cadre du Plan Condor.

12 juin : destitution de Bordaberry par les forces armées qui désignent, provisoirement Alberto Demicheli, puis choisissent Aparicio Méndez nommé président jusqu’en 1981.

Une des premières mesures de Méndez fut la signature d’Actes Institutionnels proscrivant toute activité politique.

1980 : 30 novembre, la dictature essaie de perpétuer son pouvoir à travers une réforme constitutionnelle soumise à référendum et rejetée à 57,9%.

1981 : 1er septembre, le général Gregorio Alvarez est nommé par ses pairs à la tête de l’Etat.

1982 : avril, fondation de l’Association sociale et culturelle des étudiants de l’enseignement public, ASCEEP.

Novembre : élections internes dans les partis de droite et de centre-droit tolérés par le régime militaire. Les tendances opposées aux militaires obtiennent une large victoire.

1983 : l’ASCEEP organise une importante manifestation à laquelle participent 80 000 personnes. Dans la soirée, important concert de casseroles et extinction volontaire des feux.

27 novembre : gigantesque manifestation contre la dictature : « Pour un Uruguay sans exclusions ».

1984 : 18 janvier, grève générale.

19 mars : libération du général Seregni

16 juin : retour en Uruguay de Wilson Ferreira Aldunate, leader du Partido Nacional, exilé depuis 1973. Ferreira Aldunate est emprisonné et on lui interdit de se présenter aux élections présidentielles.

23 août : Pacte du Club Naval entre les militaires, le Front Elargi (gauche), le Parti Colorado (droite) et l’Union Civique (démocratie chrétienne). La gauche accepte des élections générales avec des partis proscrits et sans la participation du leader nationaliste Wilson Ferreira Aldunate du Partido Nacional, principal favori, et le général Liber Seregni (Front Elargi).

27 novembre : Julio María Sanguinetti, du Partido Colorado, candidat préféré des militaires, élu président avec 40,97% des suffrages.

1985 : 8 mars, loi d’amnistie. Les prisonniers politiques sont libérés. Les personnes condamnées pour des crimes de sang sont rejugées par des tribunaux civils. Retour des exilés.

1986 : 22 Décembre, sous la pression des militaires et du président Julio María Sanguinetti le parlement vote la Loi 15.848, dite de caducité de la prétention punitive de l’Etat qui garantit l’impunité pour tous les militaires responsables de violations des droits de l’homme et auteurs de crimes contre l’humanité pendant la dictature.

1989 : 16 avril, référendum pour abroger la loi de caducité. Les partisans du maintien de la loi d’impunité obtiennent la majorité par un scrutin qui s’est déroulé sous la pression du pouvoir exécutif, de la presse partisane (majoritaire), de la menace des militaires, et fortement influencé par les rébellions militaires en Argentine.

1996 : 20 mai, première marche du silence pour les disparus. Relance de la lutte pour la vérité, la justice et la mémoire. Création en France de l’association Donde Están ?

2000: 1º avril, le président  Jorge Batlle annonce publiquement que Macarena Gelman, petite- fille du poète Juan Gelman, a été retrouvée. Née en captivité à Montevideo, elle a été enlevée par un commissaire de police. Sa mère enlevée en Argentine et transférée en Uruguay (Plan Condor) a été assassinée quelques semaines après son accouchement.

9 août : le gouvernement de Batlle crée la Commission pour la Paix 

2004 : novembre, élection de Tabaré Vázquez, premier président de gauche de l’Uruguay.

2005 : le président Vázquez refuse d’annuler la loi d’impunité, mais oriente de façon systématique les plaintes vers la justice et ouvre les casernes pour permettre la recherche des corps des disparus.

2006 : 16 novembre 2006, Bordaberry est inculpé pour les assassinats du sénateur Zelmar Michelin,  du président de la chambre des députés, Hector Gutierrez Ruiz et d’autres militants politiques.

2009 : 19 octobre, la Cour Suprême déclare inconstitutionnelle la loi de caducité.

22 octobre, l’ancien dictateur uruguayen, le général Gregorio Alvarez est condamné à 25 ans de prison pour 37 homicides.

25 novembre, un réferendum d’initiative populaire ne réussit pas à annuler la loi d’impunité.

2010 : 9 février, la juge Mariana Motta condamne le dictateur Bordaberry à 30 ans de prison pour attentat à la constitution, neuf disparitions et des crimes d’homicide politique.

5 mars, le procureur Mirtha Guianze demande une peine de 30 ans de prison pour Bordaberry et l’ex- chancelier Juan Carlos Blanco pour l’assassinat de Michelini, Gutierrez Ruiz, Rosario del Carmen Barredo et William Whitelaw.

2011 : 24 février, la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme condamne l’Etat uruguayen pour la disparition de Macarena Gelman et demande l’annulation de la loi de caducité.

28 octobre, approbation de la Loi 18.831, dont l’article 3 établit que les crimes commis pendant la dictature sont des crimes contre l’humanité qui ne se prescrivent pas.

28 octobre, 28 femmes ex-prisonnières politiques déposent des plaintes contre une centaine des militaires qui ont participé à la torture et aux violences sexuelles pendant le terrorisme d’Etat.

Des plaintes qui couvrent la période 1972 – 1985.portent sur des accusations de crimes contre l’humanité commis de façon systématique et planifiée.

2012 :21 mars, le Président José Mujica reconnait la responsabilité de l’Etat uruguayen dans le cas Gelman.

2013: 22 février, la Cour Suprême de Justice déclare inconstitutionnels les articles 2 et 3 de la Loi 18.831 et rétablit l’impunité. Elle soutient que les assassinats, tortures, disparitions forcées et l’appropriation des enfants perpétrés par les militaires ne sont pas des crimes contre l’humanité et sont prescrits. Elle rejette aussi le verdict de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme. Cela entraîne le classement de nombreux dossiers.