Gaza : Un choix à faire, rester ou ne pas rester ?

Lettre à notre peuple et à nos pasteurs
Une voix de Jérusalem pour la justice
25 août 2025

1. Qui sommes-nous ?
Nous sommes un groupe œcuménique de chrétiens à Jérusalem, parmi lesquels S.B. Michel Sabbah, patriarche latin émérite, Mgr Atallah Hanna, archevêque grec orthodoxe, et Mgr Munib Younan, évêque luthérien émérite, ainsi que des membres du clergé et des laïcs. Depuis des décennies, nous œuvrons en faveur de l’égalité, de la justice et de la paix. Nous poursuivons nos réflexions sur la situation à Jérusalem et en Terre Sainte, au cœur des horreurs actuelles à Gaza et en Cisjordanie.
Notre vision repose sur la réalité qu’il y a deux peuples sur cette terre : Israéliens et Palestiniens. Tous deux ont des droits naturels et historiques à y vivre dans la sécurité et la dignité. Tout règlement politique qui met en péril cette réalité échouera à instaurer la paix et la réconciliation. Chaque personne, israélienne ou palestinienne, doit pouvoir vivre dans une pleine égalité, justice et paix en Palestine/Israël.

Nous sommes membres actifs de notre communauté, l’Église de Terre Sainte, en Palestine/Israël. Nous réfléchissons ensemble, dans l’amour, comme une seule famille. Notre but est d’approfondir notre communion et de proclamer la signification de notre présence et de notre témoignage de chrétiens enracinés dans cette Terre.

2. À notre peuple
En ces jours douloureux, faisant corps avec la réalité qui nous entoure, nous traversons des vallées assombries par la mort, le déplacement, la faim et le désespoir. Un génocide se déroule à Gaza et menace de s’étendre à d’autres régions de Palestine. Le nettoyage ethnique de Gaza, par la destruction systématique de maisons, d’hôpitaux et d’institutions éducatives, progresse chaque jour. Des pratiques similaires s’appliquent en Cisjordanie, à travers les attaques violentes de colons israéliens avec la complicité de l’armée israélienne. Des maisons sont démolies, des villages entiers détruits et leurs habitants réduits à l’errance ; des milliers de prisonniers sont maintenus en détention administrative sans aucune protection juridique ; des personnes sont tuées ou blessées, des oliviers incendiés, des récoltes détruites, des troupeaux
abattus ou volés, des biens privés pillés.
Nous ne pouvons oublier qu’à travers toute notre histoire, Dieu nous a appelés à être des artisans de paix, des médiateurs de justice et des ministres de réconciliation entre les diverses composantes ethniques et religieuses de ce peuple sur cette terre. Pourtant, beaucoup d’entre nous ont tout perdu, peinent chaque jour à subvenir aux besoins de leurs familles et vivent dans la crainte de l’avenir, confrontés à des questions dramatiques sur notre présence et notre futur dans ce pays.

Un choix à faire : rester ou ne pas rester ?
Nos cœurs se brisent en voyant des familles expulsées ou poussées à quitter la Palestine-Israël. Quant à ceux qui partent par choix, nous ne les jugeons pas, car nous connaissons le poids que nous portons tous. Nous prions pour eux et les bénissons là où ils s’en vont. Mais parmi nous –membres du Corps du Christ enracinés dans le sol de Palestine– certains ont choisi de rester, de parler et d’agir. Ceux qui restent, volontairement ou non, doivent collectivement comprendre qui nous sommes et pourquoi nous restons.

Rester, c’est témoigner
Rester dans cette terre n’est pas seulement une décision politique, sociale ou pratique. C’est un acte spirituel. Nous ne restons ni parce que c’est facile, ni parce que c’est inéluctable. Nous restons parce que nous avons été appelés. Notre Seigneur Jésus est né à Bethléem, a parcouru les collines de Galilée, a pleuré sur Jérusalem et a subi une mort injuste, parce qu’il fut fidèle à sa mission jusqu’au bout. Il n’a pas fui la souffrance : il y est entré, faisant jaillir la vie de la mort. Ainsi, nous restons aussi, non pour idéaliser la souffrance, mais pour témoigner de la présence et de la puissance du Seigneur dans notre Terre Sainte blessée.
Rester, c’est dire avec nos vies : cette terre, meurtrie et ensanglantée, demeure sainte. Rester, c’est proclamer que la vie palestinienne –musulmane, chrétienne, druze, samaritaine, bahaïe– et la vie juive-israélienne sont sacrées et doivent être protégées. C’est rappeler que la résurrection commence au tombeau, et qu’aujourd’hui encore, dans notre souffrance collective, Dieu est avec nous. Comme l’a dit le patriarche latin, le cardinal Pierbattista Pizzaballa, lors de sa récente visite à Gaza : « Le Christ n’est pas absent de Gaza. Il est là, crucifié dans les blessés, enseveli sous les décombres, et pourtant présent dans chaque geste de miséricorde, chaque bougie dans la nuit, chaque main tendue à ceux qui souffrent. » Dieu voit et partage nos souffrances et nos luttes, comme Dieu l’a fait en Jésus, et Dieu nous aime, chacun, comme un enfant. Nous sommes les enfants de la résurrection. Notre seule présence est déjà un témoignage rendu à notre Seigneur ressuscité, Jésus-Christ. Nous désirons poursuivre notre témoignage ininterrompu de l’Évangile, depuis la Pentecôte,
dans les lieux où tout a commencé. Nous sommes les pierres vivantes qui font vibrer les Lieux saints, là où des pèlerins du monde entier viennent pour ressourcer leur foi. Sans nos communautés, ces lieux ne seraient que des sites archéologiques ou des musées.

Rester, c’est aimer
Notre présence est une forme de résistance, non pas de haine, mais d’amour profond et persistant. Nous aimons cette terre non comme une propriété, mais comme un don. Nous aimons nos voisins musulmans et juifs non pas de manière abstraite, mais dans la solidarité et dans l’action.
Rester, c’est continuer à planter des arbres, élever des enfants, panser des blessures et accueillir l’étranger. C’est affirmer que le Royaume de Dieu – où les humbles sont relevés et les orgueilleux abaissés – ne peut être effacé par les bombes, la faim ou les murs.
Rester, c’est suivre le Christ qui a dit : « Heureux les artisans de paix. » Mais la paix, nous le savons, n’est pas la passivité. C’est le travail acharné de libération, d’égalité, de justice, de vérité et de miséricorde. Notre mission n’est donc pas de nous retirer, mais de bâtir : des maisons, des églises, des écoles, des hôpitaux, des jardins. Nous sommes appelés à être des
communautés de foi qui incarnent une autre voie – celle de Dieu – dans une terre assoiffée de vie. Nous savons bien que dans cette vie, la paix parfaite est utopique ; néanmoins, c’est en la témoignant ici que nous la goûterons encore plus pleinement dans le Royaume de Dieu.

Rester, c’est être Église
Ensemble, nous constituons une Église vivante et incarnée dans la terre de l’Incarnation. Depuis la Pentecôte, nos liturgies se sont élevées en des temps de joie comme en des temps de souffrance, donnant voix à de nombreuses langues et cultures : l’araméen, le grec, l’arménien, l’arabe, le latin, et bien d’autres encore. Nos sacrements coulent d’une espérance ancienne et invaincue. Aujourd’hui, nous prions, enracinés dans nos riches et anciennes traditions, mais totalement présents et fidèles au monde qui nous entoure.

Notre mission est d’être sel et lumière précisément là où le Christ a prononcé ces paroles pour la première fois. Sel qui guérit les blessures de la discrimination, de l’occupation, du génocide et des traumatismes persistants. Lumière qui refuse de s’éteindre, même quand les ténèbres s’épaississent toujours davantage. Et même si nous devions être réduits à une poignée de personnes, nous intensifierons et renforcerons notre rôle d’être sel et lumière. Nous sommes appelés à servir ceux qui souffrent, à défendre les opprimés, à dire la vérité au pouvoir et à mener des vies profondément enracinées dans l’Évangile. Nous devons former notre jeunesse, fortifier nos communautés et approfondir notre foi, non seulement pour
survivre, mais pour vivre pleinement, même au cœur de la mort et de la destruction. Nous ne sommes pas seuls.
Nos églises ont été bâties par nos ancêtres sur les fondations de l’Église primitive. « Car  personne ne peut poser un autre fondement que celui qui a été posé : ce fondement, c’est Jésus-Christ » (1 Corinthiens 3, 11). Aujourd’hui encore, nous suivrons l’exemple de la bienheureuse Vierge Marie, des Apôtres, des Martyrs et de tous les saints de cette terre des premiers siècles : saint Élie, saint Georges, sainte Barbe, saint Nicolas, saint Sabas, et la nuée des martyrs et des saints, avec tous nos ancêtres qui ont fait avancer le Royaume de Dieu dans notre pays et dans le monde entier.

Une espérance au-delà de la résignation
Nous ne sommes pas naïfs. Nous connaissons les forces de l’égoïsme, de la cupidité, de la dépossession, du mal et de la mort qui dominent dans notre monde. Mais nous connaissons aussi la Croix, et le tombeau vide. Rester en Palestine-Israël, c’est croire que la résurrection est possible, ici et maintenant. Et nous savons que le chemin vers la Résurrection est un chemin de Croix. C’est pourquoi nous affirmons que les promesses de Dieu ne sont pas effacées par la guerre, le génocide ou l’exil. Nous sommes également réconfortés par l’éveil de tant de personnes à travers le monde qui manifestent leur solidarité avec notre lutte, et nous admirons leur courage quand elles cherchent à changer les politiques imposées par des dirigeants sourds au cri des affamés et aveugles aux scènes de souffrance.
Alors, disons-nous les uns aux autres : nous restons parce que nous sommes appelés, nous demeurons parce que nous sommes envoyés. Et nous vivons parce que le Christ vit en nous. Que le Dieu de justice et de réconciliation nous donne force, courage et espérance. Puissions nous rester fidèles à l’Évangile, à l’humanité, à notre peuple et à notre terre. Et que nous, l’Église en Palestine-Israël, laissions le Christ agir à travers nous pour mettre fin à la discrimination, à l’occupation, au génocide et à la souffrance de tous les habitants de cette terre : « Nous sommes pressés de toute manière, mais non écrasés ; désemparés, mais non désespérés ; persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non anéantis ; portant toujours dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. » (2 Corinthiens 4, 8-10).

3. À nos pasteurs
Nous aimons et respectons nos pères et pasteurs. Nous apprécions vos efforts et vos sacrifices dans tous les aspects de notre vie : accompagnement spirituel, responsabilité communautaire, engagement pour apporter aide et assistance à notre peuple dans le logement, l’éducation, la santé et le bien-être. Nous savons qu’en ces temps, les difficultés auxquelles vous faites face se sont multipliées.
Nous vous remercions pour vos prises de parole sur la dure réalité que nous vivons et pour votre défense des valeurs humaines et morales. Nous nous réjouissons particulièrement lorsque vous parlez d’une seule voix et prenez des initiatives communes, comme vos récentes visites à Gaza et à Taybeh. Nous prions et espérons que ces paroles et initiatives communes s’intensifient et deviennent une réalité constante dans tous les aspects de la vie, proclamant que nous sommes un.
Cependant, certains fidèles se plaignent parfois que certains d’entre nous, responsables d’Église, membres du clergé et religieux, soient trop éloignés du peuple, de leurs luttes et souffrances quotidiennes. Parfois même, dans les paroisses, les homélies des prêtres apparaissent détachées de la vie des gens. Certains pasteurs, par leurs paroles ou leurs actes, donnent l’impression de dire que notre problème n’est pas leur problème. D’autres semblent suggérer que ce n’est pas leur guerre, parce qu’elle n’a pas encore touché leurs églises, leurs couvents ou leurs communautés. Ce manque de solidarité est une blessure grave pour notre communion.
Parmi ceux qui assument des responsabilités dans l’Église de Jérusalem, nous devons travailler ensemble pour une plus grande prise de conscience. Les responsables, à tous les niveaux, doivent rester attentifs à ce qui se passe, en particulier face aux événements actuels et aux tragédies qui frappent notre peuple. Ceux qui viennent de loin, avec de bonnes intentions pour servir dans l’Église de Jérusalem, doivent être encouragés et aidés à connaître l’histoire et la culture de cette terre et de ses habitants. Les notions préconçues doivent céder la place à la connaissance et à la vérité sur le conflit en Palestine/Israël, afin que nous puissions, ensemble, mieux affronter ses défis. Cela est nécessaire pour promouvoir un esprit non pas de « nous » et « eux » dans l’Église, mais d’un « nous » commun. Ce « nous » qui s’élargit en cercles toujours plus larges — nous, chrétiens ; nous, Palestiniens, musulmans et chrétiens ensemble ; nous, habitants de cette terre, Palestiniens et Israéliens.
Nous sommes disposés et disponibles pour vous aider, nos pères et pasteurs, à investir encore davantage dans l’accompagnement du peuple, en donnant des orientations plus claires sur la position de l’Église concernant l’égalité, la justice et la paix. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église est un trésor précieux pour cette tâche. Notre peuple a soif d’un enseignement qui l’aide à voir comment l’Évangile s’applique à sa vie et comment maintenir vivante l’espérance au sein des familles.
Nous sommes aussi prêts à réfléchir ensemble à la manière dont l’Église pourrait susciter davantage de réflexion sur la situation politique et sur la position de l’Église à ce sujet. C’est une nécessité pour toutes les parties du Corps du Christ : évêques, prêtres, religieux, laïcs. Ainsi pourrons-nous tous mieux remplir notre responsabilité. Ces temps de formation réguliers peuvent être coordonnés avec le besoin de prier pour notre terre et ses habitants, avec des homélies qui apportent orientation et réconfort, et avec l’accompagnement de ceux qui affrontent les conséquences de cette situation catastrophique.
Notre peuple a besoin de pasteurs qui partagent pleinement la vie de leur troupeau, qui prennent soin d’eux et les guident dans leur quotidien, prêts à initier des actes courageux pour contester le statu quo social et politique qui ne proclame que la mort et la destruction. Cela signifie que nos pasteurs doivent manifester toujours davantage un profond sens de compassion et un enracinement solide dans cette terre et dans son histoire.

4. Marcher ensemble
C’est le moment de nous rassembler en Église de manières nouvelles. C’est un temps pour une solidarité accrue et un soutien mutuel désintéressé. Comme individus, nous pourrions certes nous lamenter et nous sentir impuissants, mais comme Église nous portons dans notre ADN une manière de surmonter les crises grâce à notre foi partagée. Dans la communauté chrétienne, toutes les qualifications, professions et classes sociales sont représentées : riches et pauvres, bien portants et malades vivent côte à côte. Comment mettre en commun nos idées, nos compétences et nos ressources ?
Comment développer et intensifier nos relations et notre soutien mutuel ? Comment, selon nos capacités et positions, contribuer à créer une société plus équitable et plus juste, promouvant une paix juste et durable dans cette terre ?
La tâche des évêques est d’inspirer, de guider et d’encourager toute la communauté de croyants qui leur est confiée, en communion avec leurs prêtres et ministres ordonnés. Les fidèles laïcs sont invités à collaborer étroitement avec eux. Ils les écoutent, les encouragent et les soutiennent, mais ils ne doivent pas non plus craindre de leur donner un conseil lorsqu’ils
estiment que cela est nécessaire.
Nous sommes constamment conscients que les chrétiens ne sont pas des étrangers, pas des marginaux, et qu’ils doivent assumer leurs responsabilités dans la société. Par la prière, une vie droite, l’amour chrétien vécu pour tous, l’attention au prochain, nous nous engageons dans la lutte pour l’égalité, la justice et la paix. Toujours non violents, nous nous opposerons à l’oppression, à l’occupation et à la discrimination, prêts à collaborer avec les musulmans et les juifs qui partagent les mêmes valeurs et la même vision de construire une société juste, avec des droits et des devoirs égaux pour tous les habitants.
La situation de notre terre demeure complexe et incertaine. Cependant, comme chrétiens, nous reconnaissons qu’il est un privilège de vivre dans cette terre où notre Seigneur Jésus-Christ a vécu, a annoncé la Bonne Nouvelle, a souffert, est mort et est ressuscité. C’est ici que la Bonne Nouvelle de la Résurrection fut proclamée pour la première fois et c’est d’ici qu’elle s’est  répandue dans le monde entier.

Notre Seigneur et Sauveur, Jésus-Christ, nous encourage : « Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume » (Luc 12, 32). Nous sommes appelés dans son Esprit, et fortifiés par lui, à marcher ensemble. C’est cela la synodalité : « marcher sur un chemin commun ».

Signataires :
• Sa Béatitude Michel Sabbah, patriarche latin de Jérusalem (émérite)
• Son Excellence Mgr Atallah Hanna, archevêque grec orthodoxe
• Son Excellence Mgr Munib Younan, évêque luthérien de Terre Sainte (émérite)
• M. Yusef Daher
• Mme Sawsan Bitar
• M. Sami El-Yousef
• M. John Munayer
• M. Samuel Munayer
• Mme Sandra Khoury
• Père David Neuhaus SJ
• Mme Dina Nasser
• Père Frans Bouwen MAfr
• Père Firas Abdrabbo
• Père Alessandro Barchi
• et d’autres membres