Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

Lors de la messe du dimanche 19 novembre, le pape François a insisté sur le fait que « la pauvreté est un scandale« . Le même jour, plus de 14 millions d’Argentins ont élu Javier Milei, le président le plus plébiscité de l’histoire du pays. Il a promis des changements radicaux pour rendre le pays plus libre, et surtout pour le libérer de la pauvreté dans laquelle il est plongé – plus de 40 % des Argentins sont pauvres. Pour beaucoup, cependant, cette élection est presque aussi scandaleuse que la pauvreté. Les raisons ne leur manquent pas.

En effet, M. Milei, économiste libertaire et outsider politique, avait proposé de légaliser la vente d’armes et d’organes, de fermer la Banque centrale et de dollariser la monnaie, de couper les relations diplomatiques avec la Chine et le Brésil en tant que pays communistes et socialistes respectivement. Les humanistes, les économistes orthodoxes et ceux qui œuvrent pour un ordre mondial plus juste et plus paisible, pour lequel le renouveau du multilatéralisme et du dialogue est crucial, restent donc sur leur faim (cf. Laudate Deum, 37-43). Pire encore. Milei et plusieurs membres de son entourage ont laissé entendre qu’ils niaient le changement climatique, qu’ils ne considèrent pas comme une question prioritaire. Dans la même veine, Milei, surnommé « le fou » depuis sa jeunesse comme gardien de but de l’équipe de football Chacarita Juniors, est allé jusqu’à dire que le pape François est un « démon » occupant la chaire de St-Pierre, et l’a accusé de soutenir le gouvernement péroniste sortant. Pendant la campagne électorale, certains prêtres connus sous le nom de « prêtres des bidonvilles » ont organisé une messe d’expiation en faveur du pape, encourageant ainsi le vote anti-Milei, et donc le vote en faveur du gouvernement actuel.

Pour Milei, ce gouvernement est néo-socialiste (ou capitaliste de connivence), populiste et promeut le « pobrismo« , l’assistancialisme. En d’autres termes, malgré son discours progressiste, le gouvernement ne fait pas avancer le pays mais le fait reculer, générant davantage de pauvres afin de pouvoir les dominer politiquement. Pour atténuer leur misère, l’État est présenté comme un sauveur auquel ils doivent rendre un culte éternel. Bien entendu, cet état de fait est alimenté et encouragé par l’argent de l’État, qui promeut l’idéologie de ce que Milei appelle la « caste » politique : des idées qui ne font qu’accroître le pouvoir et les poches corrompues des politiciens, tout en diminuant le pouvoir et la capacité d’action des citoyens. En revanche, Milei propose la voie de la « liberté« , un voyage au cours duquel, sans le poids de l’État, les citoyens peuvent progressivement se libérer de cette « caste » qui, avec sa corruption, son incompétence et une inflation de plus de 140 % d’une année sur l’autre, opprime les pauvres et les travailleurs. Selon Milei, se libérer de cette façon de faire de la politique en tournant le dos au peuple nous permettra de sortir de la pauvreté et d’avancer en tant que société. Et c’est là que le vote populaire s’est fait sentir.

Comme le souligne le pape François lui-même dans Fratelli tutti, le mépris des faibles peut être caché non seulement par des libéralismes insensibles aux pauvres et à la dimension collective de notre existence, mais aussi par des formes de populisme qui utilisent le peuple et les pauvres à leurs propres fins. En effet, la catégorie – non pas logique mais mythique – de « peuple » peut articuler des phénomènes sociaux et des objectifs communs, qui sont plus que la simple somme d’individus ou d’intérêts, et qui aident à régler les différences et à façonner un projet commun. Mais attention ! En Argentine, ces dernières années, nombreux sont ceux qui usent et abusent de cette notion de peuple ou de populaire, y compris au sein de l’Église. Parfois, selon Milei, ce sont ceux qui : proposent un agenda de dialogue mais ne tolèrent pas ceux qui pensent différemment ; défendent un agenda inclusif mais génèrent de plus en plus de pauvreté ; insistent sur un agenda durable en paroles mais pas en actes ; promeuvent les droits de l’homme mais oublient leur « universalité » ; parlent ad nauseam du peuple et du bien commun mais cooptent l’administration des biens et des espaces communs ; se vantent des politiques éducatives et de la justice dans un pays de moins en moins éduqué et de plus en plus violent. Et c’est là qu’il convient de se demander si le fou à la coiffure léonine et aux phrases farfelues n’est pas plus sain d’esprit qu’il n’y paraît.

En effet, et contre toute attente, Milei a réussi à capter l’urticaire, le dégoût et le rejet générés par l’abus du populaire. Riches et pauvres, habitants des villes et des campagnes, du sud et du nord, de l’est et de l’ouest du pays (il a gagné dans 21 des 24 districts), ont préféré un libertaire inconnu aux politiques farfelues à la poursuite du chemin de la décadence, notamment morale et économique. Et si la majorité des gens a voté pour plus de dignité et moins de corruption, et surtout pour une alternative (même inconnue) de progrès qui éliminerait la pauvreté, peut-être que tout n’est pas perdu.

Je vivais au Royaume-Uni au moment du vote sur le Brexit. Ce fut l’une des plus grandes déceptions politiques de ma vie. Je n’arrivais pas à comprendre comment, dans une démocratie disposant de tant d’informations, la désinformation et la confusion avaient pu prévaloir. Je ne pouvais pas comprendre le vote de la majorité des Britanniques, qui nous accusaient, nous les immigrés, d’être responsables de tous leurs maux. Il m’est arrivé quelque chose de similaire lorsque Trump a été élu président des États-Unis. À l’époque, j’étais au Vatican et je faisais de mon mieux pour promouvoir l’Agenda 2030 des Nations Unies pour un monde plus inclusif et plus durable. J’étais en colère contre les Américains, y compris de nombreux amis et connaissances, qui avaient voté pour un négationniste du climat susceptible d’apporter tant de mal au monde. Heureusement, les États-Unis font toujours partie de l’accord de Paris, et j’essaie de tirer des leçons de mes faux pas. Être en colère contre des millions de personnes était illogique ; il me manquait quelque chose. Et ce qui me manquait, c’était le contexte local.

Aujourd’hui, je me trouve en Argentine avec cette élection inhabituelle et le triomphe d’un « outsider » dont j’ai du mal à comprendre les idées. Mais au lieu de me mettre en colère contre ceux qui ont voté pour lui, comme dans mes expériences précédentes, ou au lieu de me comporter de manière antidémocratique en voulant « renverser » un président qui n’a pas encore pris ses fonctions, comme le font beaucoup de mes compatriotes, je préfère penser que M. Milei a capté l’imagination de ceux qui rêvent d’un pays meilleur. Compte tenu de l’échec rhétorique et pratique des propositions « progressistes » de l’Argentine, peut-être que cette imagination de quelque chose de différent, d’un avenir ouvert à une nouvelle synthèse du populaire qui lie le développement économique, le travail authentique et l’amélioration sociale, n’est pas si absurde. C’est finalement ce qui a enthousiasmé tant de gens. Et cette imagination populaire, élément clé du « peuple » (cf. FT, 160), est peut-être aussi un moyen efficace de réduire le scandale de la pauvreté, de l’inflation élevée et de la corruption. Il est impossible de le réduire avec la même formule que celle avec laquelle nous l’avons construit. Et si nous pouvons sortir de la pauvreté économique et morale, peut-être pourrons-nous aussi retrouver des aspects essentiels de l’humanité, tels que la compassion pour les faibles et le souci de la création, même s’ils ne figurent pas à l’ordre du jour libertaire officiel.

 

« Nous entendons et comprenons les inquiétudes voire les angoisses que cristallisent les questions migratoires complexes face à la résurgence des guerres, des tensions identitaires, des crises sociales provoquées par les injustices comme par les dérèglements économiques et climatiques… »

[…]

Dans le débat qui s’ouvre sur le projet [de loi] les évêques de France réunis à Lourdes souhaitent partager quelques points d’attention :
télécharger le texte de la déclaration.

1– Ne pas s’habituer à l’horreur
Les images de guerre nous impressionnent, puis on en prend son parti. Il y a le risque de considérer comme normal un tel déchaînement de violence, d’actes de terrorisme en répressions dévastatrices ; l’info en continu peut contribuer à cette banalisation du mal. Pensant aux enfants qui en sont les victimes innocentes, directes ou collatérales c’est toujours un gâchis, rappelons-nous le mot de W. Benjamin « Toute enfance accomplit quelque chose d’irremplaçable pour l’humanité. » Nous obscurcissons notre avenir, parfois jusqu’à la perversion, en niant l’humanité de l’autre, en restant fascinés par la violence destructrice.

Des études sérieuses montrent que durant plus d’un demi-siècle les actions armées ont conduit à des défaites militaires ou à des pseudo victoires qui engendrent du chaos. À semer la haine on récolte une haine plus impitoyable encore, d’attaques en revanches qui rendent encore plus difficile la nécessaire cohabitation. Certains militaires sont souvent les plus lucides sur les horreurs de la guerre et ils savent bien que les solutions durables sont d’ordre politique. Mais les responsables politiques, plus d’une fois poussés par une opinion publique animée de passions mauvaises jusqu’au rejet de « l’autre » vu comme un ennemi, s’imaginent tirer quelque honneur ou pouvoir d’un acte de guerre…

Quand la violence obscurcit l’horizon, il est plus que jamais nécessaire de se rappeler la dignité de chaque personne humaine et d’agir pour que tous puissent mener une vie conforme à leur dignité. C’est le moment aussi de poser les bases d’une paix durable qui permette de vivre ensemble, dans le respect mutuel, avec comme horizon une organisation juste de la « famille humaine ». C’était l’objectif des fondateurs de l’ONU, il est grand temps de le réveiller !

2 – Pour une utopie positive : bâtir la paix
Dans les conflits horribles qui endeuillent le Proche Orient, sans oublier la guerre en Ukraine, on ne doit pas perdre de vue le spectre nucléaire qui n’est jamais loin. Israël possède l’arme nucléaire, même s’il n’y a aucune reconnaissance officielle, tandis que l’Iran fait tout pour s’en munir. On imagine les risques qui se profilent.

En dépit du Traité de non-prolifération entré en vigueur en 1970, de nouveaux pays se sont dotés de cette arme tandis que les pays déjà possesseurs, qui s’engageaient à négocier un désarmement, sont restés très en retrait de cet engagement. Aujourd’hui, certains pays n’augmentent pas le nombre d’armes, mais ils procèdent à des « modernisations » qui dopent l’efficacité ravageuse, c’est le cas de la France (5,6 milliards € pour l’arme nucléaire en 2022). Il y a de quoi détruire plusieurs fois notre planète et personne ne peut prétendre que nous sommes totalement à l’abri d’un « accident » ou de la décision d’un « fou ». Peut-on se contenter des discours lénifiants sur la dissuasion ?

Face au pire, il faut oser l’utopie. Il y a des précédents. Alors que les horreurs de la deuxième guerre mondiale sévissaient encore, en forme de déni de la dignité humaine et de destructions massives, certains osaient poser les bases de l’ONU à venir et même envisager une Union entre les peuples d’Europe qui se faisaient la guerre depuis plusieurs générations ; j’ai reçu le témoignage que l’idée germait chez des personnes en camp de concentration.

Certains pensent peut-être qu’au milieu des actuels conflits meurtriers on n’a pas d’énergie à dépenser pour préparer la paix. C’est un calcul à courte vue. Un pays comme la France, possesseur de l’arme nucléaire, peut être bien placé pour préparer des négociations en vue d’un désarmement progressif ; la politique s’honore de travailler en vue du long terme, surtout quand l’avenir de la vie sur terre est en jeu. Quant à l’Union européenne, forte de son expérience, elle pourrait mener une politique plus ambitieuse pour aider d’autres régions du monde à envisager des réconciliations au lieu de préparer la prochaine guerre.

3 – Quelques chiffres qui interrogent
2,4 milliards d’humains n’ont pas un accès constant à la nourriture (près d’une personne sur trois dans le monde). 780 millions souffrent gravement de la faim (10% de l’ensemble des humains sur terre). Ce n’est pas la nourriture qui manque, mais des populations ne peuvent y accéder, le plus souvent pour des raisons économiques. Illustration : en 2022 le prix du blé a augmenté de 70%, en raison notamment de l’agression de l’Ukraine par la Russie. Dans le même temps les dix plus grands opérateurs sur les marchés des céréales et du soja ont accumulé 2 milliards de dollars de profits supplémentaires.

Ce ne sont ni les produits alimentaires ni l’argent qui manquent, mais une juste répartition en direction des plus pauvres. De telles injustices constituent bien des violences !

 4 – Un message percutant du pape François Exhortation apostolique Laudate Deum
Un cri d’alerte centré sur la question du climat : « nos réactions sont insuffisantes » (§ 2). « Il ne s’agit plus d’une question secondaire ou idéologique, mais d’un drame qui nuit à tout le monde » (§ 3). « Nous sommes devenus dangereux » ; « Finissons-en une bonne fois avec les moqueries irresponsables » (§ 58). Le dérèglement climatique est aussi une question sociale : il provoquera des déplacements importants de population. Il faut arrêter de mettre en cause les plus démunis : « Un faible pourcentage des plus riches de la planète pollue plus que les 50% les plus pauvres. » (§ 9)

Quelles sont les causes culturelles et idéologiques d’un tel drame ? Nous nous accrochons à un pouvoir dévoyé de l’homme qui récuse la limite, qui détruit toute relation saine et harmonieuse avec son environnement. Il faut aussi dénoncer une « logique du profit maximum au moindre coût déguisée en rationalité » associée à des modes de vie irresponsables. Une politique digne de ce nom doit plus que jamais se baser sur le respect des droits humains, y compris les droits sociaux, et sur la protection de la Maison commune. Pour cela, le pape en appelle à « une plus grande démocratisation de la sphère mondiale. » (§ 43)

Ce message évoque la prochaine COP 28 qui se réunira à Dubaï, le pape a prévu de s’y rendre et de participer durant trois jours. Il critique les blocages venant « des pays qui mettent leurs intérêts nationaux au-dessus du bien commun général » (§ 52). Il en appelle pour cela à des formes contraignantes de transition énergétique.

Les ressources éthiques et spirituelles qui peuvent fonder de telles mutations ne sont pas oubliées. « La question du sens se pose : quel est le sens de ma vie, quel est le sens de mon passage sur cette terre, quel est le sens, en définitive, de mon travail et de mes efforts. » (§ 33) « Le monde chante un Amour infini, comment ne pas en prendre soin ? » (§ 65)

Télécharger le  n° 62, nov 23 (PDF)