Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

La France a annoncé le retrait de l’opération Barkhane du Mali. Les Américains ont quitté un Afghanistan dévasté et instable. Ces échecs patents nous engagent à repenser nos concepts et pratiques de sécurité. L’Union Européenne relance un appel à projet de plusieurs millions d’euros pour constituer des réseaux de paix locaux dans tout l’ouest africain. La Commission Justice et Paix France a reconnu depuis longtemps l’importance d’articuler forces globales et locales de paix. Et de donner à ces dernières les moyens d’agir. Récemment, elle a soutenu la participation de jeunes leaders de projets à la formation sur la protection civile non-armée développée par l’Institut catholique de Paris et le Comité français pour l’Intervention Civile de Paix. Le Père Djeumegued, porteur d’initiatives de paix dans l’extrême nord du Cameroun, témoigne des défis à venir.
Cécile Dubernet, Institut Catholique de Paris, Justice et Paix France.

À l’Institut Catholique de Paris (ICP), la formation en Intervention Civile de Paix (ICP, promotion 2019-2020) nous a permis de saisir l’apport des civils non armés dans la prévention et la résolution des conflits. Nous avons découvert des outils : analyse et gestion des conflits, stratégies de médiation et de réconciliation, organisation et travail en groupe, participation inclusive pour traiter des questions de sécurité ou de consolidation de la paix, valeurs de l’ICP, méthodes pour se préparer à la mission (individuellement et en groupe). Au retour, j’ai rejoint le Comité Diocésain Justice et Paix de mon diocèse.

Dans la région de l’Extrême-Nord (Cameroun)

Cette région, près de 20 % de la population totale, est la plus peuplée et la plus pauvre du pays : 74 % de la population vit sous le seuil de pauvreté (37,5 % au niveau national). Le diocèse de Maroua-Mokolo y couvre les départements du Mayo-Tsanaga, du Mayo-Sava et du Diamaré : 12 000 km², environ 2,2 millions d’habitants, 90 700 baptisés, 62 prêtres diocésains. Dans les grandes plaines autour de Maroua, surtout vers l’Est, on pratique l’élevage intensif (bovins) et la culture de saison sèche (mil de karal). À l’Ouest, les Monts Mandara s’allongent vers le Nigéria : les Montagnards y cultivent en terrasse, maïs, mil, sorgho, haricots, etc. Les Kapsiki, avec ses pittoresques pics volcaniques, disposent de plateaux fertiles (maïs, sorgho, arachides, tubercules ; élevage).

© https://commons.wikimedia.org

Les ethnies du diocèse, nombreuses, parlent une cinquantaine de langues différentes. Rurale aux trois quarts, la population double tous les 25 ans. La densité moyenne (183 hab./km²) cache de fortes disparités : faible en plaine, jusqu’à 250 hab./km² dans les Monts Mandara. Les terres manquent. L’insécurité foncière freine toute fertilisation. L’analphabétisme touche femmes (90 %), hommes (70 %) et enfants (40 % seulement sont scolarisés). Le diocèse dispose de 4 écoles maternelles, 56 écoles primaires, 7 collèges, 19 dispensaires, un hôpital. Il dessert 3 prisons et 2 centres DDR (cf. ci-après). L’Église est confrontée aux questions de sécurité, de paix, de justice et des besoins de l’heure. Comment porter des solutions durables et endogènes ? Le diocèse a confié cette mission au Comité diocésain Justice et Paix (CDJP), qui organise de multiples rencontres.

Beaucoup ignorent leurs droits et leurs devoirs. En découlent abus et violations de droits en matière foncière, d’héritage, d’établissement des pièces officielles (carte d’identité, actes de naissance, permis de conduire), de mariages forcés de filles mineures, etc. L’ignorance nourrit la corruption.

Comment cohabiter pacifiquement ? Comment établir des rencontres interreligieuses fécondes ? Le respect des différences ne doit pas entamer la franchise des dialogues, notamment quant à la sécurité humaine. Le tribalisme gagne du terrain : des tribus se laissent politiquement instrumentaliser. Les personnes déplacées internes, ou ex-associées ou ex-otages de Boko Haram, sont mal acceptées dans les communautés hôtes. Une partie de la population peut être tentée de confisquer le pouvoir politique ou économique. Tribalisme et exclusion bloquent le vivre-ensemble, sans compter les multiples violations des droits de la femme et des enfants avec la crise sécuritaire Boko Haram.

Les infrastructures scolaires manquent, sont difficiles d’accès ou d’inégale qualité. Les pesanteurs socioculturelles, l’état de pauvreté généralisé et le problème d’accès à l’état civil occasionnent déperdition scolaire et sous-scolarisation (particulièrement des jeunes filles). Boko Haram en a profité, enrôlant jeunes et enfants dans le conflit armé.

Les prisons (Maroua, Mora, Meri, Mokolo), à 90 % surpeuplées, accueillent inculpés ou accusés, dans des conditions insalubres. Avec la présence de terroristes, elles deviennent des lieux de radicalisme à l’extrémisme violent. Les décès sont nombreux par malnutrition, manque d’hygiène et de soins, ou contamination (sida, gale, tuberculose…).

Créé fin 2018 par le gouvernement, pour les ex-combattants (Boko Haram…), le Comité National de Désarmement, de Démobilisation et de Réintégration (CN-DDR) tarde à se mettre en marche. Constitué d’administrateurs et de leaders religieux et communautaires, il n’a pas de représentation réelle des ex-combattants de Boko Haram, ni des forces vives de la société civile, ou des femmes ou des jeunes. Le texte de création encourage les redditions, sans assumer de prise en charge. Où accueillir ces ex-combattants ?

L’apatridie fait problème. Bien des parents, analphabètes, ignorent l’utilité d’établir l’acte de naissance de leur enfant. Aucune disposition – ou sensibilisation à l’entrée à l’école ou lors du primaire – n’est prise par les autorités locales. Arrivé en classe d’examen, l’enfant est bloqué. Souvent les élèves, particulièrement les filles, abandonnent précocement l’école ; s’ensuivent mariage et grossesse précoces. Quant à ceux qui ont perdu pièces d’identité et diplômes dans les incendies de leurs maisons par Boko Haram, ils doivent « monnayer » pour passer les barrières de police. Certains en profitent pour régler des comptes ou pour arracher les terres aux pauvres en les accusant de terrorisme.

Autant de défis à relever pour le CDJP

Nous allons recenser, dans un livret, lois utiles, procédures judiciaires, administratives ou coutumières, devoirs des citoyens, droits de l’homme, et ce, en cinq langues locales, à disposition des comités paroissiaux Justice et Paix, que nous voulons ouvrir à tous, sans distinction de religion (catholiques, protestants, musulmans, animistes), de sexe ou d’opinion. Justice et Paix sont des biens communs à tous, une responsabilité collective et personnelle.

Le CDJP est engagé dans l’Association CAmerounaise pour le Dialogue InterReligieux (Antenne ACADIR de Maroua) : avec d’autres leaders religieux de la région, il pourra plaider pour la non-instrumentalisation des tribus et des religions à des fins politiques, pour la prise en compte des jeunes, des femmes et des parties présentes dans les sphères de décision. Il s’agit d’intéresser les jeunes chrétiens à la chose publique, de protéger contre les mariages précoces, de lutter contre l’analphabétisme, en synergie avec quelques organisations de la société civile (OSC) et les structures déconcentrées des ministères.

Pour accompagner les prisonniers, nous allons créer une cellule d’assistance juridique et judiciaire. Restent à trouver des moyens financiers locaux ou externes (frais d’avocat ou de la contrainte par corps). Autour d’une aumônerie des prisons à réorganiser, l’Église va contribuer à l’amélioration des conditions de détention, préparer et accompagner la sortie des prisonniers (santé, nourriture, habits, besoins pastoraux…).

Les femmes et les moins-de-25 ans – respectivement 51,2 % et 67 % de la population – sont les principales victimes de la crise. Pour contribuer à la paix, le CDJP forme, avec les méthodes de l’ICP, des leaders médiateurs et consolidateurs de paix dans les villages déchirés par la guerre, là où le tissu social et relationnel a été touché. Passer de l’assistanat, de l’état de victimes et d’oubliés, à celui d’acteur des processus de consolidation de la paix.

Nous plaidons auprès des responsables du CN-DDR, des autorités administratives, militaires, locales, et des leaders communautaires, pour que jeunes et femmes ne soient pas exclus des sphères de décision. C’est une occasion offerte pour capitaliser l’inventivité, la créativité et la vitalité des jeunes ainsi que le rôle joué par les femmes dans la solution des conflits, notamment par leur influence positive sur les enfants.

Concilier droits humains (DH) et impératifs de sécurité est ardu. L’Observatoire des droits humains collecte, analyse et documente les cas de violation. Ils sont discutés au sein de la Plateforme Forces de sécurité / OSC, éventuellement pour punir et accompagner les militaires coupables, pour rapprocher la population de son armée et de sa police et repousser l’extrémisme violent.

Pour lutter contre l’apatridie, nous œuvrons à travers le FAME : Facilitation de l’accès à l’identité et du maintien des enfants à l’école. Nous avons eu quelques aides financières. Cette année, 265 actes de naissance sont en cours d’établissement. Nous avons plus de 2 500 demandes, mais les moyens manquent. Avec la compagnie théâtrale et cinématographique, et l’aide de l’Organisation internationale de la Francophonie, un mini-film a été tourné pour sensibiliser parents, autorités et leaders d’opinion sur l’importance d’enregistrer la naissance des enfants.

Nous manquons de personnes qualifiées et compétentes. Nous entendons ouvrir nos portes à de jeunes bénévoles (juristes, étudiants de l’université de Maroua). Des formations leur donneront des outils utiles à la promotion d’un monde plus juste et plus humain. C’est aussi une manière de préparer la relève. Nous comptons sur la confiance de l’Église et sur les expériences et la solidarité d’autres Comités Justice et Paix. Je suis heureux d’être au service de l’humanité, tant que Dieu me donnera des forces, pour la cause des petits, des sans-voix, des sans-défense et des pauvres. Justice et Paix, c’est vraiment l’Évangile au quotidien !

Pascal Djeumegued, CDJP de Maroua-Moloko

 

 

Publiez Ce Que Vous Payez (PCQVP) milite pour une industrie extractive transparente et responsable partout dans le monde. Seul mouvement mondial œuvrant à ce que les revenus pétroliers, gaziers et miniers soient des moteurs du développement. Avec plus de 1000 organisations membres et 51 coalitions nationales, sa force repose sur sa capacité à coordonner des actions à l’échelle nationale et mondiale pour maximiser son impact collectif, afin que chacun puisse bénéficier de ses ressources naturelles – aujourd’hui et demain.

PCQVP travaille à réduire la corruption dans le secteur extractif et à garantir que les citoyens tirent pleinement profit des ressources naturelles de leur pays.

Après avoir contribué au succès de la mise en oeuvre de l’ITIE (Initiative pour la Transparence des Industries Extractives) en République du Congo qui a permis de porter à la connaissance du grand public les revenus du secteur extractif, la coalition congolaise publie à Brazzaville un rapport sur l’exécution du budget de l’Etat dans le domaine de la santé en vue de garantir l’accès aux soins de qualité aux citoyens congolais et exiger du gouvernement la redevabilité dans les affaires publiques.

Cette étude « met en exergue des nouveaux problèmes qui sont un véritable défi à l’accès aux soins de qualité et de proximité au Congo Brazzaville. Outre les dysfonctionnements qui minent l’efficacité de la dépense publique, notamment l’ absence de suivi de la part des structures de l’Etat, la récupération des projets à des fins politiques, l’affectation des crédits pour l’équipement à des projets non achevés (Centre de dialyse de Brazzaville et de Pointe Noire, les hôpitaux généraux), l’abandon de plusieurs projets démarrés dans les précédents budgets d’investissements, l’allocation précaire et irrégulière des crédits de financement des District Sanitaires (DS), le problème de disponibilité et de manque de qualification du personnel, l’hypothèse des financements des évacuations sanitaires des élites par le budget d’investissement du Ministère de la santé, les investigations de PCQVP ont relevé d’autres préoccupations :
– Une très faible exécution du budget de la santé, car aucun des projets évalués n’est complètement achevé. Pourtant la loi de règlement affiche un montant de 9.650.189.265 FCFA correspondant aux dépenses ordonnancées dont les réalisations ne sont pas perceptibles sur le terrain.
– Un gaspillage des ressources se traduisant par le maintien à l’état des projets abandonnés actuellement en piteux état pour bon nombre d’entre eux. Au moment où les indicateurs économiques du Congo sont au rouge, le gouvernement gagnerait à les relancer pour une large couverture sanitaire.
– Une carence en matériel marquée par l’existence dans les hôpitaux, des plateaux techniques vétustes et parfois inadéquats qui … (suite du communiqué de presse) « .

 

 

 

 

Très prochainement sortira aux éditions Lessius une édition commentée de l’encyclique Fratelli tutti, préparée par le Ceras (Centre de recherche et d’action sociales) et le Service National Famille et Société de la CEF. L’invitation du pape François à la fraternité et l’amitié sociale est stimulante pour relever les défis d’un monde secoué de multiples crises. Nul doute qu’il sera fructueux de s’y plonger (ou replonger) pendant l’année électorale qui vient et au-delà. Mais pour un document aussi long et riche il est bien utile d’avoir quelques aides de lecture. Introductions pour chaque chapitre, commentaires au fil du texte et questions pour la discussion sont proposés par des théologiens et experts (dont Dominique Coatanéa et Cécile Dubernet de la commission Justice et Paix France). L’édition est aussi complétée par un glossaire et quelques échos et réflexions sur l’encyclique venant de France, de Rome et d’autres continents. Quelques extraits choisis pour mettre en appétit !

Mgr Bruno-Marie Duffé (Dicastère pour le service du développement humain intégral) souligne que « Les deux encycliques [Fratelli tutti et Laudato si’] sont comme les deux chapitres d’un même testament spirituel ou les deux poumons d’une même respiration morale : la terre et le frère, la Création et la communauté. Il s’agit de savoir comment penser et vivre un soin et un regard qui rendent possible la réconciliation, avec la Création et avec les frères. »

Rafaël Luciani (théologien laïc vénézuélien) explique des notions à partir du contexte sud-américain cher au pape François. « La politique est pour François un chemin de réponse à la question : comment nous construisons-nous en un peuple ? Le peuple n’est pas un individu, c’est une identité et un projet communs, une manière de mettre ensemble les besoins et d’en faire une force de combat pour une vie ensemble meilleure. Ces mots ensemble, ou liens, sont pour François les mots qui définissent ce qu’il appelle culture. En Amérique Latine, la culture est entendue comme la manière de vivre. Ce n’est pas la culture au sens de l’éducation, de celui qui est cultivé. Mais c’est un style de vie propre à chaque groupe dans un contexte et un temps spécifiques, c’est le mode de vie particulier d’un peuple. Généralement, dans un pays, plusieurs cultures coexistent, plusieurs peuples et manières de vivre interagissent. La manière dont, à la fois, on défend l’identité de chaque culture et, en même temps, on leur permet de vivre ensemble est la clé de la politique aujourd’hui, gardant toujours à l’esprit que nous vivons dans un monde globalisé et interculturel, bien que socialement fragmenté. »

Depuis l’Afrique, Christiane Baka (professeur de philosophie à l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest, à Abidjan) s’interroge : « Qu’est-ce qui relève de l’ouvert dans la pratique africaine de la fraternité, tel un lieu évangélique à promouvoir et au contraire qu’est-ce qui reste à purifier ? Quelles réalités de cette fraternité attendent toujours la lumière du Christ ? Quelle serait la contribution de l’Église à la résolution de la crise multisectorielle qui sévit en Afrique, fragilise le lien social et met à mal le vivre-ensemble harmonieux ? ». Considérant le cas particulier de la Côte d’Ivoire, la théologienne vient interroger à partir de Fratelli tutti, la notion d’Église-Famille mise en avant par le synode continental de 1995. « Le pays peine à trouver des acteurs capables de le conduire à une paix durable. Celle-ci, comme le souligne Fratelli tutti, ne pouvant s’obtenir sans le pardon ni la réconciliation (FT 237-241). Dans ce contexte, l’Église-Famille de Dieu en Afrique ne se contentera pas de prêcher le pardon. Elle sera elle-même ferment d’unité, pièce maîtresse de la réconciliation entre les peuples. Sa vocation à faire régner la miséricorde divine dans le monde la rendra attentive aux situations de rejet de l’autre à l’intérieur d’elle-même comme dans la société. »

Le Réseau Saint Laurent se fait lui, l’écho de paroles venant de groupes cherchant à vivre un chemin de fraternité et de foi avec et à partir des plus pauvres. « Quand le pape François ouvre son encyclique en disant que le frère d’Assise «invite à un amour qui surmonte les barrières», alors oui nous nous sentons rejoints dans notre désir : vivre la fraternité à partir du plus petit et jusqu’au plus abandonné. Ce qui est un défi, car la misère défigure et n’engendre pas toujours le sens du frère…, et il nous faut sans cesse reconnaître que «nous sommes analphabètes» dans l’écoute du plus faible (FT 64). Mais sans lui, la fraternité universelle ne pourrait être réalisée. »