L’appel au désarmement nucléaire du pape François
Le pape François conçoit le désarmement nucléaire comme une question cruciale pour l’avenir de l’humanité et la sauvegarde de la création.
Il ne la sépare pas de la problématique plus générale du désarmement intégral (c’est-à-dire d’un désarmement complet qui ne se limite pas à la réduction des niveaux d’armement nucléaire et conventionnel mais qui vise plus profondément à créer ou recréer des liens de confiance et de coopération entre les adversaires potentiels).
Il considère également que « Le désarmement intégral et le développement intégral sont étroitement liés[1]. » Le développement intégral suppose une paix durable, parce que fondée sur la justice ; il ne peut être atteint sans un désarmement intégral, dont le désarmement nucléaire est une pièce essentielle.
Dans ses prises de position sur l’armement nucléaire, le pape François reprend les éléments d’une doctrine à présent ancienne mais l’actualise en fonction des défis contemporains. Il conclut à une condamnation morale de tous les éléments de la dissuasion nucléaire : non seulement la menace d’emploi de l’arme mais aussi sa possession.
Une prise de distance ancienne de l’Église à l’égard de la dissuasion
Dès le début des années 1960, le pape Jean XXIII demandait l’interdiction de l’arme nucléaire. En avril 1963, quelques mois après la crise des missiles de Cuba, il écrivait dans Pacem in Terris : « La justice, la sagesse, le sens de l’humanité réclament … la proscription de l’arme atomique ; elles réclament la réduction parallèle et simultanée de l’armement existant dans les divers pays, la proscription de l’arme atomique et enfin le désarmement dûment effectué d’un commun accord et accompagné de contrôles efficaces. »
En décembre 1965, le Concile Vatican II condamnait tout emploi de l’arme nucléaire : « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » (Gaudium et Spes, n° 80).
- Pendant la guerre froide, une tolérance provisoire et conditionnelle
Dès le concile Vatican II est cependant apparue une distinction entre emploi de l’arme nucléaire et menace de son emploi. L’accumulation des armes nucléaires « sert d’une manière paradoxale à détourner des adversaires éventuels. Beaucoup pensent que c’est là le plus efficace des moyens susceptibles d’assurer aujourd’hui une certaine paix (peace of a sort) entre les nations ». Ce n’est cependant pas « une voie sûre pour le ferme maintien de la paix » car « le soi-disant équilibre qui en résulte n’est ni une paix stable, ni une paix véritable. Bien loin d’éliminer ainsi les causes de guerre, on risque au contraire de les aggraver peu à peu » (Gaudium et Spes, n° 81).
Le questionnement éthique ne porte plus dès lors sur l’attaque nucléaire, mais sur la menace d’y avoir recours. Devant cette stratégie, le Concile suspend son jugement mais il constate en même temps que l’équilibre de la dissuasion (ou équilibre de la terreur) est le produit d’une course aux armements qui ne conduit ni à une paix stable ni à une paix véritable.
En 1982, Jean-Paul II, dans un message aux Nations Unies, accepte la dissuasion nucléaire conçue comme une étape vers le désarmement : « Dans les conditions actuelles, une dissuasion basée sur l’équilibre, non certes comme une fin en soi, mais comme une étape sur la voie du désarmement progressif, peut encore être jugée comme moralement acceptable. Toutefois, pour assurer la paix, il est indispensable de ne pas se contenter d’un minimum toujours grevé d’un réel danger d’explosion ». Cette position sera notamment reprise par les épiscopats américain, français et allemand. Cette tolérance provisoire est assortie de deux conditions limitatives : elle ne vaut que dans les conditions concrètes de la guerre froide et ne peut être considérée comme une fin en soi.
Dans le document « Gagner la paix » de 1983, les évêques français soulignaient que « la menace n’est pas l’emploi » et, invoquant une « éthique de détresse », ils qualifiaient la dissuasion de « moindre mal » : « Affronté à un choix entre deux maux quasiment imparables, la capitulation ou la contre-menace […] on choisit le moindre sans prétendre en faire un bien. » Cette tolérance de la dissuasion était toutefois subordonnée à quatre conditions : qu’il s’agisse seulement de défense ; que l’on évite le surarmement ; que toutes les précautions soient prises pour éviter un tir par accident ; qu’une politique constructive soit engagée en faveur de la paix, notamment par un engagement dans des négociations de désarmement progressif et réciproque.
- Après la fin de la guerre froide, vers une condamnation complète
Dans les années 1990, le Saint-Siège intègre dans son magistère les conséquences de l’effondrement de l’URSS. Il constate que la menace qui pouvait conduire à une certaine tolérance de la dissuasion nucléaire a disparu.
Il observe également que la quasi-universalisation du régime de non-prolifération masque une crise profonde. Sa légitimité est fondée sur trois éléments : reconnaissance à cinq puissances du statut d’État nucléaire[2] ; engagement de ces États à négocier de bonne foi leur désarmement ; droit inaliénable des États non nucléaires à développer l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. Or, les États nucléaires ne respectent pas leur engagement de désarmement et le développement par certains États non nucléaires d’une forte infrastructure nucléaire civile peut les conduire, en sortant du traité de non-prolifération, à accéder à l’arme nucléaire. Par ailleurs trois États nucléaires « de fait »[3] restent en dehors de ce régime et un État (la Corée du Nord) a invoqué le droit de retrait qu’il prévoit.
On assiste par ailleurs à la reprise de la course qualitative aux armements nucléaires.
Dans ce contexte, Benoît XVI condamne la dissuasion : « Que dire … des gouvernements qui comptent sur les armes nucléaires pour garantir la sécurité de leurs pays ? Avec d’innombrables personnes de bonne volonté, on peut affirmer que cette perspective, hormis le fait qu’elle est funeste, est tout à fait fallacieuse[4] ».
Dans son message pour la Journée de la paix de 2010, Benoît XVI fait valoir l’argument de la responsabilité à l’égard de la création : « Il est plus que jamais souhaitable que les efforts de la communauté internationale visant à obtenir un désarmement progressif et un monde privé d’armes nucléaires – dont la seule présence menace la vie de la planète et le processus de développement intégral de l’humanité actuelle et future – se concrétisent et trouvent consensus ».
La condamnation ferme du pape François
Le pape François a détaillé sa position sur l’armement nucléaire lors d’une audience accordée aux participants au colloque international sur le désarmement organisé au Vatican les 10 et 11 novembre 2017 sous l’égide du dicastère du Développement humain intégral[5].
- Les éléments de la condamnation
Les points principaux de l’allocution du pape François étaient les suivants :
- La spirale de la course aux armements ne connaît pas de pause et les coûts de modernisation et de développement des armes, notamment nucléaires, représentent des dépenses considérables au détriment des priorités réelles de développement intégral et durable ;
- les conséquences humanitaires et environnementales de tout emploi des armes nucléaires ou de toute explosion de ces armes par accident ou par erreur seraient catastrophiques ;
- les stratégies de dissuasion nucléaire reposent sur une logique de peur ; elles n’engendrent qu’un sentiment trompeur de sécurité ; les armes nucléaires ne concernent pas les seules parties à un conflit entre puissances nucléaires mais l’ensemble du genre humain ;
- il faut donc « condamner fermement la menace d’emploi des armes nucléaires, ainsi que leur possession» ;
- Les relations internationales ne peuvent être dominées par la force militaire, les intimidations réciproques, l’étalage des arsenaux militaires ;
- le cercle des détenteurs de l’arme nucléaire tend à s’élargir en raison de la diffusion des technologies de l’atome ; ce qui ouvre des perspectives « angoissantes» dans le contexte géopolitique actuel ;
- les armements qui ont pour effet la destruction du genre humain sont illogiques même sur le plan militaire. Elles sont le produit d’un dévoiement de la science ;
- la prise de conscience saine de ces réalités fait cependant naître « dans notre monde désordonné» une « lumière d’espérance » dont témoigne la récente adoption au sein des Nations Unies d’un traité d’interdiction de l’arme nucléaire.
- Quelles conséquences pour les puissances nucléaires ?
Le pape François a énoncé un jugement moral sur les différents éléments de la stratégie de dissuasion. Pour les chrétiens des puissances nucléaires et pour tous ceux qui partagent les mêmes aspirations à la paix, c’est un appel au débat avec les autorités de leur pays sur les moyens d’atteindre l’objectif d’un monde sans armes nucléaires, à présent universellement partagé, au moins en paroles.
Les puissances nucléaires ont fait bloc, malgré leurs inimitiés réciproques, contre l’élaboration du traité d’interdiction des armes nucléaires. Il est peu probable qu’elles reviennent à court terme sur leur position. Une adhésion isolée de tel ou tel pays nucléaire à ce traité est envisageable ; elle s’apparenterait à un désarmement unilatéral qui serait, dans les conditions actuelles, mal compris par les citoyens du pays concerné et qui n’est en tout état de cause défendu par aucune force politique significative.
Des mesures de désarmement progressives, concertées et contrôlées peuvent en revanche être proposées : transparence des arsenaux et réduction de leur niveau ; moratoire sur tout ou partie des « modernisations » en cours ; dialogue sur les stratégies ; renforcement des dispositifs de vérification ; entrée en vigueur de l’interdiction des essais ; arrêt de la production des matières fissiles à usage militaire ; prohibition des vecteurs nucléaires les plus déstabilisants ; extension des zones libres d’armes de destruction massive, etc.
Il convient en tout état de cause d’éviter toute polarisation de la communauté internationale sur la question de l’interdiction des armes nucléaires et d’accepter le débat sans a priori sur cette question.
Enfin les actuelles crises de prolifération relatives à la Corée du Nord et à l’Iran ne pourront être résolues de manière efficace que par le dialogue politique, tout recours à la force présentant d’immenses dangers pour la paix.
[1] Discours du pape François aux membres du corps diplomatique sur le désarmement nucléaire (8 janvier 2018).
[2] États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine.
[3] Israël, Inde, Pakistan.
[4] Message pour la Journée mondiale de la paix (1er janvier 2006).
[5] De nombreuses commissions Justice et Paix ont été représentées à ce colloque. Trois membres de la commission française y ont été invités.